Egypte Tome II

Roman Egypte Ancienne

Tome I: Les Pointes de la Liberté

Thèbes, second mois de l'inondation,
jour 17 de l'an 21 du règne d’Ahmès.


1.
   Une foule immense débordait autour de la place de la grande capitale égyptienne d'alors: Thèbes.
   Aujourd'hui, on rendait hommage au plus grand des dieux: Amon, dit le « caché ».
   Incarnation de l'invisible, Amon se présentait physiquement aux habitants de la Terre Aimée des dieux à travers le gonflement des voiles des bateaux qui naviguaient sur le Nil, mais aussi à travers toute force inexplicable.
   Les Ancêtres pensaient que dans les combats à mains nues, la divinité la plus populaire de la région aidait l'homme qui avait le cœur le plus léger; c'est pourquoi on organisait annuellement un grand tournoi pour révéler au monde le favori, l'homme au cœur pur choisi par le Ciel.
   Essayant désespérément de se frayer un passage, une femme, se cachant sous une capuche, bouscula quelques personnes pour voir le combat, jusqu'à entendre les deux adversaires:
   -Men-Néfert, je te préviens, je ne te ferai aucune faveur. Je veux cette victoire, même si je dois t'arracher les yeux!
   -Tu ne vas tout de même pas croire que je vais abandonner, Seth-Nakht?
   -Très bien, tu l'auras voulu, tête de mule...
   Les deux adolescents venaient tout juste de terminer leurs longues études de scribe au Kep2, cette célèbre académie où étaient formées les futures élites du pays.
   Tous les deux avaient été sélectionnés dès leur plus jeune âge pour leurs capacités intellectuelles et physiques qui dépassaient de loin celles de leurs camarades, mais surtout parce que tous deux étaient pris en charge par le grand sage Nefertoum, scribe particulier et ami du roi.
   Pour fêter la fin de leur scolarité, ils avaient décidé de participer au concours de lutte annuelle qui opposait les hommes les plus valeureux d'Égypte.
   Après de nombreux combats, plutôt brefs, tous deux arrivèrent en finale.
   Le vainqueur gagnait le respect durant une année et était considéré comme l'homme le plus fort de Thèbes. Beaucoup d'adolescents rêvaient de recevoir cet honneur, car cela impressionnait énormément les jeunes filles...
   Malgré leur différence de corpulence, ils étaient de force égale; l'un utilisait sa puissance physique proche du surnaturel et l'autre son intelligence aiguisée.
   -Je vais exploser ta petite tête... murmura Seth-Nakht.
   -Et moi je vais te faire mordre la poussière. Tu n'as aucune chance de me battre!
   -Le temps des phrases inutiles est révolu. Place au combat maintenant, cher adversaire!
   Bien qu'âgés de seize ans, les deux adolescents avaient une stature d’adultes.
   Men-Néfert était moins puissant que Seth-Nakht, mais beaucoup plus malin. Enfants, ils s'étaient affrontés maintes fois et ils recherchaient sans cesse à mesurer leurs capacités, à montrer que l'un était toujours plus fort que l'autre.
   Maintenant, ils devaient s'affronter devant une centaine de personnes sur la place du peuple, juste en face du palais royal du vieux monarque Ahmès, pour prouver leur vaillance aux habitants de Thèbes.
   Seth-Nakht regarda son ami, droit dans les yeux, avec une lueur de haine. Qui aurait cru que ces deux adolescents étaient les meilleurs amis du monde?
   Le colosse connaissait les points faibles de son complice: une douloureuse cicatrice sur le cuisse droite le faisait souffrir au moindre contact.
   Seth-Nakht décida donc de commencer le combat par un violent coup de poing qu'il porta à la cuisse handicapée de son adversaire.
   Malheureusement pour le géant, Men-Néfert était rapide comme un félin; il esquiva le coup puis attrapa l'avant-bras de son ami pour le lui retourner derrière le dos afin de l'immobiliser.
   Pour augmenter la douleur et l'efficacité du mouvement, il poussa le membre vers le haut.
   -Lâche-moi, imbécile, tu vas me casser le bras! hurla Seth-Nakht.
   -Renonce à la victoire...
   -Jamais!
   Le colosse respira profondément puis contracta son biceps de toutes ses forces.
   Son adversaire avait de plus en plus de mal à tenir le bras de son ami, puis finit par lâcher prise.
   -C'était quoi ce mouvement? Où as-tu appris ça? demanda Seth-Nakht.
   -Tais-toi et bats-toi!
   Le géant aux cheveux roux ne supportait plus l'insolence de son ami; il fonça tête baissée et percuta Men-Néfert en pleine poitrine. Ce dernier fut projeté à plus de deux mètres derrière lui.
   -Tu m'as presque fais mal! ricana Men-Néfert en restant allongé sur le dos.
   Seth-Nakht ne voulait pas perdre une occasion pareille: il sauta sur son ami, mais fut stoppé net par un violent coup de talon qui lui arriva entre les testicules.  
   Les yeux exorbités, les traits du visage contractés, la bouche grande ouverte lâchant un petit gémissement aigu, le colosse tomba à son tour au sol, les larmes aux yeux.
   Le public hurla de rire.
   -Alors Monsieur Sethi... Enfin Madame Sethi, vous abandonnez?
   Seth-Nakht rouge de colère se leva, attrapa son rival au cou et l'étrangla avec ses puissantes mains.
   -Petit insolent, je vais te tuer!
   La puissance était telle que Men-Néfert ne pouvait plus bouger d'un cheveu et le manque d'air commençait dangereusement à se faire sentir. Il était obligé d'abandonner.
   La tête en feu, il arrivait à peine à bouger ses lèvres:
   -C'est bon, tu as gagné... Lâche-moi, abruti!  
   Seth-Nakht écarta doucement le puissant étau: les marques rouges de ses mains étaient bien visibles sur le cou de Men-Néfert. Ce dernier s'effondra au sol comme un obélisque sans équilibre.
   Le colosse ne se donna même pas la peine de jeter un œil vers son ami pour voir s'il allait bien. Il se contenta de regarder le ciel pour remercier Amon.
   Soudain, il sentit une douleur resurgir du bas du ventre...
   Pour cacher son humiliante agonie, il serra les dents et se força à sourire à un public éberlué face à une telle puissance.
   L'arbitre, qui ne servait d'ailleurs qu'à désigner le vainqueur, rejoignit Seth-Nakht, attrapa son poignet et le leva vers le ciel.
   -Voici le favori d'Amon! Acclamez-le!
   Le public l'applaudit et hurla des cris de joie.
   Jamais un combat ne fut si drôle: un géant humilié puis acclamé.

*

   Sur le balcon royal du palais, la princesse Néféret-Linda avait suivi la scène et s'était prise d'affection pour le jeune Men-Néfert.
   Du haut de ses dix-sept ans, elle s'affichait comme la femme la plus convoitée du royaume d’Égypte.
   Ses magnifiques yeux verts toujours soigneusement maquillés de khôl et ses longs cheveux sombres d'une noblesse sans égale attiraient tous les regards.
   Ses qualités humaines, sa patience, son écoute, son altruisme, depuis son plus jeune âge, avaient poussé la fille unique du roi à aider et à soigner les malades au grand temple d'Isis  dans le pays de Koush . 
   Thèbes, la capitale, était donc pour elle une terre inconnue.
   Pour la toute première fois de son existence, son regard s'était posé tendrement sur un homme: Men-Néfert.
   Elle admirait son courage et sa façon de se battre.
   Après tout il avait perdu contre un colosse; Seth  lui-même ne voudrait pas avoir à affronter cet homme!
   Elle n'avait d'yeux que pour l'adolescent qui restait au sol. Elle voulait le rencontrer.
   Néféret-Linda appela le vizir qui était également son précepteur.
   -Qui est cet homme, Tjaty  Kamose?
   -Il est le petit-fils de Nefertoum... D'ailleurs s'il apprend que Men-Néfert a participé à ce tournoi, une lourde sanction l'attendra.
   Néféret-Linda aimait les hommes qui prenaient des risques. Comme Men-Néfert et Seth-Nakht, elle rêvait d'aventures. La vie au palais était si ennuyeuse... Tant de merveilles en Égypte, tant de gens à aider, à soigner et rester cloîtré dans une prison dorée à cause d'un statut social trop élevé. Quel destin injuste!
   -Votre cours de vie vous attend. Ne perdons pas de temps, altesse. Fuir la violence des Hommes est un pas de plus vers la tranquillité de l’âme...

2.
Le soir venait de tomber sur Thèbes.
Comme tous les soirs, les esprits des Ancêtres brillaient sur la voûte céleste de Nout* éclairant majestueusement le Nil plus paisible que jamais.
Le calme régnait en maître absolu dans la capitale. Seul le son délicat du vent rasant le sable couvrait les bruits des bêtes sauvages au loin.
Un homme assis en tailleur au bord du Nil jetait des pierres dans le fleuve pour faire passer le temps. Le menton posé sur la paume de sa main gauche et le bras accoudé sur sa cuisse, il paraissait désespéré.
Après de longues heures d'attente, il décida de se lever, lorsqu'un homme approcha:
-Enfin te voila, Men-Néfert! Tu en as mis du temps!
-C'est ma faute si j'ai craché du sang toute la journée?
De petite taille, une énorme cicatrice traversant son visage aux traits fins, le crâne rasé, le visage sévère, le front haut et le nez busqué, Men-Néfert s'imposait par une autorité innée qu'il dégageait naturellement.
-Personne ne t'a obligé à te battre contre moi...
Seth-Nakht, au contraire, était beaucoup moins raffiné que son ami, mais s'imposait par sa force physique, sa masse musculaire qui effrayait tous ses adversaires.
-N'en parlons plus...
Le Balafré se posa à côté de son ami, puis tous deux regardèrent de l'autre côté du rivage.
-As-tu vu comme moi, juste avant le combat? demanda Seth-Nakht.
-J’imagine que tu parles de la princesse Néféret-Linda... Je ne me suis battu que pour lui plaire...
-J'en étais sûr... Petit filou... Mais c'est moi qui ai gagné!
-C'est vrai, mais ne rêvons pas! Pourquoi une fille de cette classe s'intéresserait-elle à nous?
-Va savoir...
Soudain, le craquement d'une brindille surprit les deux amis. Quelqu'un approchait...
Le colosse regarda au-dessus de l'épaule de son complice pour apercevoir l'inconnu. Le petit-fils de Nefertoum ne bougea pas, de peur de faire fuir l'étranger.
On ne pouvait apercevoir qu'une silhouette avançant vers leur direction, mais elle indiquait déjà beaucoup de renseignements sur la personne: une femme, belle et visiblement pas armée.
Quelques instants plus tard, l’inconnue s'arrêta timidement à environ deux mètres des jeunes gens.
Une taille démesurée, les cheveux rouges foncés, un visage triangulaire, des grands yeux bruns toujours affolés, un nez long et fin... et entièrement nue. Visiblement elle n’était pas du coin.
Elle prit la parole:
-Excusez-moi, messeigneurs, êtes-vous Men-Néfert et Seth-Nakht? demanda l'inconnue avec un accent et un ton de voix aussi rare qu'envoûtant.
-Oui, répondit timidement le Balafré essayant tant bien que mal de ne pas poser son regard sur les formes épanouies de la belle. Pourquoi?
-Je ne peux me présenter et vous expliquer mon problème, vous ne pourriez comprendre... Je souhaiterais que vous remettiez ce talisman au sage Nefertoum; lui saisira le sens de ce don...
La jolie jeune femme aux cheveux rouges détacha de son cou un sublime joyau bleu noir d'où partaient d’étranges rayons lumineux, comme si l'Univers entier était compressé dans cette petite pierre.
-Pourquoi ne pas lui remettre vous-même? demanda Seth-Nakht, intrigué.
-Nefertoum est un homme de pouvoir, personne ne peut l'approcher!
-C'est faux, mon grand-père est un homme du peuple, il a toujours refusé une garde rapprochée. Sa sagesse et sa disponibilité sont connues du pays de Koush jusqu'aux royaumes d'Asie! D’où venez-vous?
-Croyez-moi par pitié! supplia-t-elle. C'est une question de vie ou de mort! Je vous ai regardé vous battre cet après-midi; votre sens de l'honneur et vos talents de guerriers m'ont impressionnée, c'est pourquoi j'aimerais vous confier cette mission. Ce talisman est beaucoup plus qu'une pierre précieuse; je compte vraiment sur vous!
La femme aux grands yeux bruns s'éloigna de la même manière dont elle était venue: comme un murmure, comme un souvenir.
Les deux amis restèrent bouche bée. Ils se demandèrent s'ils n'avaient pas rêvé.
Pourquoi tant de mystères? Que représentait ce talisman? D'où venait cette étrange créature de rêve qui ne maîtrisait pas tout à fait leur langue?
Men-Néfert regarda attentivement le talisman et remarqua qu'un hiéroglyphe était gravé sur la pierre de lapis-lazuli.
Le hiéroglyphe était le même que celui qui désignait une partie de son nom: celui qui représentait la stabilité et l'équilibre « Men ».
Ce bijou devait valoir une fortune; pourquoi avait-elle confié cette mission à ces deux adolescents?
Seth-Nakht proposa à son ami d'accomplir les exigences de l'inconnue sans plus attendre. Elle prétendait que c'était une question de vie ou de mort; autant se dépêcher.
-J'espère que ce n'est pas une farce... ou une technique de drague... Tu sais, depuis que je suis « l'homme au coeur pur du royaume d'Égypte », nombreuses sont les femmes qui souhaiteraient partager des moments intimes avec moi...
-Peut-être... Mais on nous a demandé un service pas trop laborieux, soyons gentilshommes.
-C'est peut-être un test! Mais de qui...
Men-Néfert haussa les épaules puis attacha l'objet autour du cou.
-Ce bijou te va à merveille! ironisa le colosse.
-Ce genre de remarque, tu peux te les...
Les deux adolescents se dirigèrent vers le chemin du retour.
En marchant, une atmosphère très lourde se faisait sentir, comme si la mort s'était invitée.
-Pourquoi cette soirée est si calme? demanda Men-Néfert.
-Je pense que le fait de porter sur nous un objet si précieux, du moins c'est ce qu’elle prétend, nous rend plus attentif à notre environnement. Tu ne crois pas?
-C'est possible, mais je ne me sens vraiment pas bien... J’ai l’impression que mes forces m’abandonnent.
Le chemin semblait interminable pour les deux acolytes.
D'ordinaire la nuit était moins tranquille: les habitants invitaient leurs voisins ou la famille pour passer la soirée ensemble, mais aujourd'hui la ville semblait déserte, malgré la présence de tous ses habitants.
C'était comme si une complicité entre les habitants et l'inconnue s'était formée pour effrayer les deux amis.
-Pourquoi ai-je si peur? demanda le Balafré.
-Je ne sais pas... Je ressens la même chose. Que se passe-t-il? J'ai l'impression d'être observé jusqu'à l'intérieur de mon âme!
-Hâtons-nous...
Les deux amis prirent leurs jambes à leur cou et se dirigèrent vers la résidence de Nefertoum.
-Nous voila enfin arrivés. Tu restes cette nuit?
-Je ne veux pas te déranger!
-Mais non! Viens, nous bavarderons jusqu'à l'arrivé de mon grand-père. Il sera encore absent cette nuit, il travaille très dur au palais ces derniers temps à cause de ces maudits Khétas* qui menacent la paix en Assyrie... Et puis j'avoue que notre rencontre avec cette mystérieuse femme et cet étrange talisman me donne encore la chair de poule!
-Dans ce cas, je ne peux refuser. D'ailleurs j'avais un certain nombre de confidences à partager. Ma méditation forcée au bord du Nil, tout à l'heure, m'a sévèrement tourmenté...

 


3.
Men-Néfert poussa la lourde porte de cèdre* de la demeure et entra en premier.
Seth-Nakht le suivit sereinement.
-Installe-toi dans la cuisine, je reviens, ordonna le petit-fils de Nefertoum.
Le colosse s'assit sur un tabouret et ne bougea plus.
À chaque fois qu'il était invité chez son ami, il était ébloui par la richesse et la noblesse du lieu.
Chaque objet avait une histoire et valait une fortune.
La villa du scribe particulier et meilleur ami du roi était tout simplement la plus magnifique des demeures d'Égypte.
Seth-Nakht, lui, vivait seul après avoir quitté sa famille d'accueil à l'âge de douze ans; l'indépendance était ce qu'il vénérait le plus.
Men-Néfert revint rapidement.
-As-tu mis le talisman en lieu sûr? demanda le géant.
-Que penses-tu d'une cachette sous mon lit?
-Oui... très bien... et très original!
-La femme nous a dit que c'était une question de vie ou de mort; crois-tu qu'elle dise vrai?
-Honnêtement, je ne vois pas en quoi ce talisman peut faire changer les choses; ici ou ailleurs!
-Je ne sais pas... Toute cette histoire reste étrange... En le portant autour du cou, je voyais le monde différemment, j’étais heureux. À croire qu'il s'agit d'un objet contenant de la magie noire! Tu as vu sa couleur? Ce n'est pas une pierre naturelle!
-Arrête de dire n'importe quoi. La magie noire n'existe pas! Notre science est capable de justifier tout ce qui nous paraît « étrange » comme tu aimes si bien le dire. Nous ne savons juste pas encore de quoi il s'agit, mais dès demain, on en rira.
-J'espère que tu as raison.
Un silence.
-Men-Néfert... Serais-tu prêt à mourir pour ton pays? demanda Seth-Nakht, les yeux énormes.
-Bien sûr! Quelle question! Je pense que tout habitant ici serait prêt à sacrifier tout ce qu’il a pour la grandeur de l’Égypte.
-Justement, je voulais t'en parler... Que comptes-tu faire maintenant que nos études sont terminées?
-Aider Nefertoum à servir notre Ta-Mery1. On en a déjà parlé mille fois, tu m'as dit que tu m'aiderais et que nous travaillerons ensemble pour la prospérité de notre nation!
-J'y ai réfléchi... J'ai des ambitions dans mon coeur que je ne peux ignorer. Je voudrais gouverner un pays à mon image; les traditions égyptiennes commencent sérieusement à me faire rire.
Le Balafré sentit son cœur s’arrêter.
-Tu plaisantes? Tu sais ce que cela veut dire?
-Oui, mettre en place une sorte de dictature... enfin disons plutôt que je souhaite transformer notre Ta-Mery en empire. Un immense et puissant empire!
-Ne voudrais-tu plus diriger le pays avec moi à la mort d'Ahmès? Que désires-tu exactement?
-Mon rêve serait de remplacer Pharaon et de reconstruire le pays, d’améliorer nos sciences, nos conditions de vie, etc.
-Le pays vit dans les mêmes conditions depuis des générations!
-Les temps doivent changer! Faire croire au monde entier que les Primitifs2 contrôlent tout devient vraiment insupportable pour moi.
-Quels sont tes projets si tu deviens Pharaon?
-J'ai toujours considéré qu'il y avait deux races d'Hommes sur Terre: les Seigneurs et les Esclaves, ceux qui parlent et ceux qui écoutent.
-Seth-Nakht... Tu n'es pas sérieux? Depuis quand parles-tu ainsi?
-Si les Seigneurs reconstruisent le pays en utilisant des esclaves, notre économie pourrait être de loin la meilleure au monde et avec l'argent capitalisé, nous pourrions conquérir l'Univers! L'Égypte s'étendrait du pays de Koush aux terres d'Asie. Le monde naîtrait et mourrait en Égypte! Notre sagesse est sans égale, notre armée est puissante! Pourquoi ne pas tenter de conquérir le monde? Nous en avons les moyens, Men-Néfert!
-Tu es devenu fou!
-Je sais que c'est un immense projet mais pense au bonheur des générations à venir!
-Au bonheur? Oublies-tu les esclaves?
-Non, mais il faut bien que des personnes construisent le pays! J’aime l’Égypte autant, voire peut-être plus que toi… Je veux lui offrir le monde! Je veux qu’elle rayonne au-delà des montagnes les plus hautes!
-Nos ouvriers feront l'affaire!
-Cette main-d'oeuvre est trop coûteuse! Il nous faut des esclaves, des esclaves de guerre. Et la guerre que nous préparons en Asie en ce moment serait un excellent prétexte pour envahir quelques provinces...
-Les dieux ont délimité eux-mêmes les frontières de notre Ta-Mery, pourquoi les élargir? Le pouvoir ne rend pas heureux. Oublie tes projets! Tuer les traditions, c'est tuer l'Égypte, tuer l'Égypte, c'est tuer les dieux, tuer les dieux… il ne restera plus que le chaos. Je t'en prie mon ami, oublie cette idéologie; l'Histoire des Hommes ne peut se permettre de tels projets.
-Très bien, n'en parlons plus. Seul le temps éclairera tes pensées. Un jour soit nous combattrons ensemble soit nous nous affronterons. Puissent les dieux préférer la première solution!
-Puissent les dieux te redonner ta conscience! Pourquoi ce soudain changement d'ambition, tu as toujours été avec moi pour aider notre peuple!
-Depuis ma victoire à notre combat, j'ai les idées plus claires. Je vois et je comprends mieux certaines choses, je ne peux pas t'expliquer, mais ce soir ma vie a changé. Je sens au fond de mon âme que je serai quelqu'un de puissant plus tard.
-Encore hier, tu m'as demandé si je voulais t'accompagner en Nubie pour étudier le système social des bêtes afin d'en tirer parti et améliorer celui des Hommes. Aujourd'hui tu me parles d'esclaves. De quoi me parleras-tu demain?
-Je t'ai dit ce que j'avais sur le coeur... Nous avons toujours été amis, nous sommes presque des frères; je ne t'ai jamais rien caché et j'espère que c'est réciproque. Aujourd'hui je ne suis plus un enfant, j'ai des ambitions et quel que soit ton opinion sur celles-ci, sache qu'un jour ou l'autre, avec ou contre toi, je les réaliserai!
-Je ne veux pas croire que tu viens de me dire ça... en plus dans la villa de mon grand-père! Tu me déçois beaucoup... Rentre chez toi et repose-toi. Le soleil a sûrement été trop puissant pour toi aujourd'hui. On en reparlera une autre fois.

 

 

 

4.
Les ténèbres se déchirèrent et l’aube naquit, annonçant la résurrection du soleil.
Râ* éclairait paisiblement la ville de ses rayons magiques avec cette douceur quotidienne si appréciée des habitants.
Men-Néfert ouvrit lentement les yeux.
Le lourd nuage noir qui lui barrait la vue se dissipa très vite.
Les idées encore confuses, il posa lentement le pied droit sur le sol, se gratta le dessus de la tête fortement avant de bailler à s'en arracher la mâchoire, lorsqu'une voix grave brisa la légèreté du réveil.
-Men-Néfert! Le petit-déjeuner est prêt!
L’adolescent, l'esprit encore ailleurs, marcha doucement vers la porte.
Il posa sa main sur la poignée, lorsqu'il se souvint de l'aventure de hier: remettre le plus rapidement possible le talisman à son père.
Le petit-fils de Nefertoum courut vers son lit et plongea la tête la première pour prendre l'objet si précieux.
Heureux de le revoir, il l'attacha autour du cou puis se dirigea vers la cuisine.
-Bonjour, tout le monde! s'exclama le Balafré. Avez-vous passé une bonne nuit?
Le vieux sage et sa femme, Elio, étaient gris. Visiblement ils n'avaient rien de bon à lui annoncer.
-Viens t'asseoir, fils, il faut que nous te parlions... Le roi est souffrant, l'économie de notre Ta-Mery va de plus en plus mal, plusieurs épidémies traversent le pays et cette maudite préparation de guerre vide les caisses de l'État, ou plutôt elle les remplit de dettes. Il semblerait que nous ayons perdu les faveurs des Primitifs ces derniers temps.
-Cette situation dure depuis des mois...
-Oui, mais je n'ai plus l'âge de m'occuper à moi tout seul d'une nation. Tu dois dès à présent commencer à prendre le relais.
-Mais je ne suis pas prêt! Je n'ai que seize ans!
-Crois-tu qu'un Homme puisse être un jour prêt à gouverner un territoire tel que le nôtre? Le roi a demandé que toi et Seth-Nakht gouverniez ensemble notre Ta-Mery. Il te nommera pharaon très bientôt. Ton second sera Seth-Nakht, votre amitié est respectée dans le pays entier; puissez-vous également vous entendre en politique!
Un rayon provenant du talisman percuta la rétine du sage.
-D'où vient cette pierre que tu portes autour du cou?
-Eh bien justement! Une femme m'a demandé de te le remettre le plus rapidement possible.
-Vraiment? Comment était-elle? demanda le vieux sage avec le sourire.
-Mais qu'est ce que cela peut changer, comment elle est?! s'énerva gentiment Elio.
-Une femme plutôt... dénudée... de mauvaises intentions! Elle semblait être effrayée... Elle avait aussi un étrange accent.
-Fais-moi voir ce bijou!
Men-Néfert détacha le mystérieux objet et le donna à son grand-père qui l'examina.
Il remarqua rapidement l'inscription du hiéroglyphe désignant l'équilibre et la stabilité.
Le sage sentit brutalement sa gorge se nouer.
-Quelle catastrophe! C'est le talisman d'Emmanaas!
-Emmanaas? répéta l'adolescent.
-Je t'expliquerai plus tard... Tout ce que je peux te dire, c'est que la présence de cet objet ici n'annonce rien de bon. Selon les écrits des Ancêtres, lorsque ce talisman arrivera dans notre temps, notre peuple sera soumis à la servitude.
-Comment peux-tu savoir cela? On ne m'a pas enseigné ceci au Kep.
-Ce n'est pas le genre de chose qu'on étudie dans une école. Il s'agit d'un secret encore plus confidentiel qu'un secret d'État: Pharaon lui-même ne connait pas l'existence de ce talisman!
-C'est donc un objet important et non une farce!
-Il est également dangereux: il attire le mal dans l'âme humaine.
-En parlant de ça... Seth-Nakht m'a étrangement confié hier soir, et de manière très subite, qu'il désirait devenir une sorte de dictateur. Il veut créer une société avec un système de races: une race de seigneurs et une race d'esclaves. Il m'a fait comprendre que ses ambitions étaient réfléchies et que soit nous les réaliserons ensemble, soit nous nous battrons.
-Tu n'es pas sérieux?
-Il me l'a dit tout juste hier soir.
-Les prophéties ne se trompent donc jamais. Il faut éloigner Seth-Nakht du Pouvoir le plus vite possible. Qu'adviendrait-il de notre Ta-Mery, s'il montait sur le trône?
-Y a-t-il un quelconque lien entre ce mystérieux talisman et sa soudaine envie de régner comme un cruel despote? demanda Men-Néfert.
-Je l'ignore... mais on m'a dit un jour que cette pierre contenait toute la magie de l'Univers.
-Magie? Je croyais que notre science avait tué la magie de nos ancêtres...
-La science a ses limites, Men-Néfert. Un jour, tu comprendras. Une magie existe: la Salinerme. Quelques rares personnes savent la manier sur nos terres... et dans un autre monde.
-Dans un autre monde? Tu veux dire hors de l'Égypte?
-Pas exactement... À ton avis, d'où peut-il bien venir ce talisman? demanda le vieux sage.
-J'en ai aucune idée...
-Connais-tu le monde Cyclique?
-Je ne crois pas...
-C'est tout à fait normal. La présence de cet objet ici, et surtout entre mes mains, ne peut signifier malheureusement qu'une seule chose. Je vais sur le champ convoquer le roi, sa fille et Seth-Nakht. J'ai une nouvelle vision du monde à vous faire découvrir.

 

 

 

 

 

5.
Men-Néfert, Seth-Nakht et Nefertoum se dirigèrent vers le palais royal, qui se trouvait à trois rues de la villa du sage.
Ce dernier, d'ordinaire si calme, suait à grosses gouttes. Les traits de son visage étaient si tendus qu'on devinait aisément un mal-être proche de l'insupportable.
Son petit-fils avait tout de suite compris que la situation n'avait jamais été aussi grave, c'est pourquoi il avait préféré ne pas le déranger avec de stupides questions. Il savait qu'il en parlerait dans très peu de temps.
Quant aux deux amis d'enfance, aucun échange, aucune complicité, comme si leur discussion de la veille avait brisé leur amitié.
L'un marchait à la droite du vieil érudit, l'autre à sa gauche.

Les sentinelles qui surveillaient le palais n'étaient pas nombreuses; trois ou quatre, tout au plus, car le roi était souffrant. Il avait ordonné qu'on l'aide à mourir, pas à survivre; une garde extérieure était donc inutile. À quoi bon protéger un moribond, si grand soit-il, alors que ses heures étaient comptées?
La garde rapprochée du roi laissa passer les trois habitants les plus populaires de la ville sans problème.
La maîtresse du palais les accueillit et les accompagna jusqu'à la chambre privée du souverain.
Néféret-Linda, la fille unique de Pharaon, leur ouvrit la porte. Lorsque Seth-Nakht vit la princesse, un pincement au cœur lui fit stopper sa respiration. Elle était là, sous ses yeux! La plus belle femme qui n’ait jamais existée.
La jolie adolescente aux cheveux noirs était vêtue d'une sublime robe en lin, presque transparente, laissant aisément, à celui qui la regarde, la possibilité d'imaginer ses formes délicates.
Un châle blanc recouvrait son épaule gauche et lui retombait sur le bras; l'autre épaule était nue dévoilant sa peau dorée. Ses fragiles bras étaient ornés de bracelets d'or. Rien de plus harmonieux et de plus beau n'existait sur Terre; elle était la douceur incarnée.
La princesse tendit délicatement sa main droite vers le colosse qui resta immobile quelques instants. Elle était encore plus belle que dans ses rêves les plus fous.
Nefertoum fit mine de tousser.
-Hum... Hum...
Seth-Nakht reprit ses esprits.
-Excusez-moi princesse, vous... je... pardonnez-moi...
Il s'agenouilla devant la fille du monarque et baissa la tête le plus possible pour se cacher; jamais il n'avait eu si honte de sa vie.
Le roi prit la parole:
-Ne t'incline pas, jeune homme! Tu seras très bientôt un haut dignitaire... Un haut dignitaire ne se comporte pas ainsi face à une dame!
La voix puissante et grave de Pharaon fit trembler Seth-Nakht. Sa maladresse face à une femme et un roi ne lui ressemblait pas du tout.
D'ordinaire sûr de lui et imposant, il ressemblait maintenant à un imbécile.
La princesse sourit puis se dirigea vers son père à côté de son lit où ce dernier était allongé, le visage blanc qui trahissait son état de santé.
-Tu nous as réuni, Nefertoum. Peux-tu nous dire pourquoi? demanda le vieux monarque agonisant en se tenant la gorge.
-Nous tous ici sommes les piliers du passé, du présent et du futur de l'Égypte. Aujourd'hui il est temps que je partage ce que Malek, mon divin père, m'a enseigné au cours de ma formation de sage de l'élite.
-Nous t'écoutons! s'imposa le roi.
-Le talisman que Men-Néfert porte actuellement autour du cou appartenait à Emmanaas...
-Emmanaas? s'étonna la princesse. N'est-ce pas... un démon?
-Non, pas vraiment, elle est la femme du...
Chacun regarda le sage intensément.
-Emmanaas est la femme du dieu des ténèbres...
-Du dieu des ténèbres? Rien que ça? Est-ce une mauvaise plaisanterie mon ami? demanda le monarque en souriant.
-Je vais vous raconter l'histoire que m'a enseignée Malek, durant ma jeunesse. Peut-être allez-vous mieux comprendre ce que l'avenir nous réserve... Il y a fort longtemps, Atoum, le dieu solaire, qui baignait dans une sorte de chaos primordial, était mêlé indistinctement aux eaux du Noun, magma contenant les germes de tout ce qui sera engendré. Devenu conscient, Atoum s'en était séparé et créa l'Univers en expectorant le produit de sa propre fellation. Il engendra alors Shou et Tefnout, formes divinisées de l'air et de l'humidité. Shou et Tefnout procréèrent Nout, la déesse Ciel et Geb, le dieu Terre, qui un jour, s'unirent et donnèrent naissance aux dieux que nous connaissons et que nous vénérons encore aujourd'hui. Voici ce que tous les prêtres vous apprendront... Cependant une partie de l'histoire qui nous touche directement aujourd'hui n'est connue que de mes aïeux: un des enfants n'était pas né comme les autres. Son nom est Cefope. Dès sa naissance, il fut rejeté par ses frères et soeurs à cause de sa différence physique et de ses qualités magiques qui étaient inexistantes, contrairement à sa famille. On peut dire qu'il était en quelque sorte le premier homme de la Création. Cette exclusion créa en lui une rage et une haine qu'il accumula, puis avec le temps, un être d'une cruauté inimaginable prit vie. Un jour de folie, il assassina ses parents à l'aide d'un morceau de pierre attaché à un bâton: la première arme fut inventée, le Mal venait de naître. Le kâ* des parents avait tué l'âme de leur fils avant de disparaître dans l'Au-delà; là où les âmes sont définitivement coupées de notre monde. Mais la haine de Cefope était si profonde que son corps pouvait vivre sans son âme. Il est donc depuis un être vivant sans âme, c’est à dire immortel. Les Primitifs ne pouvaient le supprimer, il était en quelque sorte l'entité la plus puissante de tout ce qui a jamais été créé! Pourtant il fallait faire quelque chose, Cefope éliminait, une par une, toute créature, dieux, parents, qui avait le malheur d'être sur son chemin. Avec le temps, il ne restera plus qu'un chaos... et Cefope. C'est alors que Thot le Sage, mon ancêtre, eut l'idée de créer un deuxième monde, un deuxième Univers où Cefope pourrait régner sans ennuyer ses frères les dieux... à son insu évidemment. Ce nouveau monde fut créé en parallèle au nôtre, les sages de l'élite le nomment le Temps Cyclique et nous, nous sommes dans le Temps Linéaire. Seule la descendance des grands sages est au courant de l'existence de ce monde; aucun pharaon n'en a jamais été averti... Il existe deux puits qui permettent d'aller dans le Temps Cyclique: l'un se trouve au Nord, l'autre dans le Grand Sud. Les Ancêtres les nomment les puits inter-cosmiques. Notre rôle aujourd'hui est de les détruire: si ce talisman est entre mes mains, cela veut dire que Cefope a découvert notre monde; sinon pourquoi Emmanaas me l'aurait-elle fait parvenir? Si le prince des ténèbres vient ici, nous serons tous ses esclaves.
Nefertoum termina son long monologue.
Visiblement personne ne sut quoi dire.
-Comment sais-tu tout cela? demanda le roi. Comment se fait-il que les Pharaons n’aient jamais été instruits de ces évènements?
-Mon père m'a une fois dit que les rois d'Égypte n'étaient pas tous des dieux. Plusieurs Pharaons viennent directement du peuple. Tous les Hommes sont les mêmes... L'ambition et le pouvoir sont des armes très dangereuses, lorsqu'elles sont entre de mauvaises mains. Si un Homme légèrement trop impétueux avait découvert un tel puits, notre pays aurait été depuis bien longtemps une terre d'esclaves.
-Que comptez-vous faire à présent? demanda Seth-Nakht, qui semblait intéressé par cette histoire de puits inter-cosmiques.
-Je vais former deux groupes, si vous le voulez bien, pour partir à la recherche des puits inter-cosmiques et les détruire. Men-Néfert et Néféret-Linda, vous partirez vers le nord. Toi et moi partirons vers le sud.
-Comment détruire ces puits? demanda le Balafré.
-C'est une sorte de porte magique, si l'accès est impossible d'un côté, il en sera de même pour l'autre côté.
-Pourquoi ne pas les avoir détruits avant, si la manipulation est aussi simple? s’étonna Ahmès.
-Les puits ne se ferment que de l'intérieur...
-Ne me dites pas que nous devrons aller dans le monde Cyclique?! s'affola le géant.
-Malheureusement si. Mais je n'en sais pas plus... Nous partirons dans cette aventure en aveugles. D'autres questions?
-Oui! s'exclama le monarque. Pourquoi ne me l'avoir jamais dit auparavant? Je suis le roi... et ton ami!
-Je vous ai dit que nous sommes tous des Hommes. Comment savoir si vous méritiez un tel savoir?
-Je suis Pharaon, l'oublierais-tu?
-Je suis avant tout votre aîné et votre ami. Croyez-moi, j'ai fait le bon choix... Il est temps de nous séparer, je souhaite que nous retrouvions les puits le plus rapidement possible. Les détruire est une priorité avant tout.
-Sage Nefertoum, nous n'avons aucune information géographique; avons-nous une chance de trouver ces puits? questionna timidement la princesse.
-Je n'en sais pas plus, mais j'ai confiance en vous. Je sais que vous et mon petit-fils allez tout faire pour trouver ce maudit puits.
Nefertoum se rapprocha du roi.
-Majesté, je pense que c'est la dernière fois que nous nous voyons; pourrais-je accomplir quelque chose pour vous?
-Oui, mon ami. Je veux que vous en finissiez avec cette menace de guerre en Assyrie. Laissons ces barbares Khétas prendre ce qu'ils veulent. Être une puissance mondiale donne apparemment des droits que l'on ne peut juger.
-N'est-ce pas notre rôle que de remettre un peu d'ordre dans ce chaos?
-Je pense que nous aurons mieux à faire dans les prochains temps.
Le sage s'inclina puis se dirigea vers la porte. Men-Néfert et Seth-Nakht firent de même, lorsque, soudain, le roi murmura:
-Attendez... Laissez-moi quelques instants avec ma fille. Elle vous rejoindra dans une heure devant votre villa.
-Très bien, répondit le vieux sage.
Les trois hommes sortirent de la salle sans tourner le dos au maître des Deux-Terres*.
-Oui, père, que désirez-vous?
-Je sens une mort très proche. Laisse-moi parler sans m'interrompre, s'il te plaît. J'ai régné pendant plus de vingt années sur notre Ta-Mery, je sais que tu ne connais presque rien en politique, mais à ma mort, je veux que tu épouses un homme qui te respectera et qui t'écoutera. Tu ne dois, en aucun cas, oublier que l'Égypte ne se gouverne non pas avec la tête mais avec le coeur. Écoute le peuple et donne-lui ce qu'il réclame. Ne laisse jamais personne souiller ton nom et celui de Pharaon; on doit te respecter. Visite régulièrement les villes d'Égypte et montre-toi à la foule, il faut que chaque habitant admire ta beauté. Respecte les lois de Maât*, jure-moi que tu t'occuperas de l'Égypte! Ne la laisse pas mourir...
-Mais je croyais que vous avez associé Men-Néfert au trône?
-Oui, avec.... t...
Le vieux monarque porta violemment sa main sur le coeur puis ferma doucement les yeux.
La princesse avala difficilement sa salive.
Sa vie venait subitement d'être bouleversée, sa seule famille venait de disparaître sous ses yeux.
-Je te le promets père, j'offre ma vie à l'Égypte. Que les Primitifs te protègent dans l'Au-delà!
Néféret-Linda ferma les yeux, savourant ses derniers instants en compagnie de son divin père, puis l'embrassa tendrement sur le front.
Le coeur serré, elle se leva et sortit de la pièce en courant pour rejoindre l'équipe de Nefertoum.

 

 

6.
Le vieil érudit préparait ses bagages.
Men-Néfert, de son côté, attendait sagement la princesse.
Assis en tailleur, sur le seuil de la maison, il regardait le ciel, remerciant les dieux de lui avoir accordé un voyage en compagnie de la femme qu'il chérissait tant.
Cela représentait tellement pour lui. Quelle douceur de vivre lorsqu'on est le petit-fils d'un dirigeant d'une grande puissance mondiale!
Seth-Nakht, qui habitait en face de son ami Men-Néfert, épiait discrètement ce dernier avec jalousie par la fenêtre. Il aimait la princesse depuis toujours, et son meilleur ami allait passer plusieurs semaines à ses côtés dans un contexte qui, forcément, les rapprocherait.
Pour la première fois de sa vie, il enviait Men-Néfert au point de vouloir usurper sa place, et pour cela il fallait l'éliminer.
Cette pensée lui fit tourner la tête... Depuis hier, il ne cessait d'en vouloir au monde entier. D'ordinaire philanthrope et serviable, il ne désirait plus que tout détruire, voir tout disparaître. Son monde, sa patrie lui semblaient étrangers, il avait besoin de voir du nouveau.
Seth-Nakht prit vite conscience que ce sentiment n'était pas digne de lui, il devait tout à l'Égypte! ...mais après tout, on ne peut lutter contre sa vraie nature.
Il décida de ne pas en parler à Nefertoum durant le voyage; cela ne ferait qu'aggraver les évènements.
Le sage comprendrait bien trop vite qu'il ne sera jamais le bon pharaon traditionnel, et choisirait donc comme unique souverain son petit-fils.
Il se jura de jouer le parfait Égyptien qui vénère son pays natal et se promit de tout faire pour que le pouvoir lui revienne à lui... et seulement à lui!
Seth-Nakht remarqua également que lorsqu'il pensait, il se parlait à lui-même, comme s'il voulait se convaincre.
Il sentait qu'une deuxième personnalité se réveillait en lui et chassait la première. Peut-être que cela était normal, à cause de son jeune âge, à cause de l'adolescence, mais tout lui semblait si intense...
La princesse ne tarda pas. La voila qui arrivait en courant, les yeux brillant d'affliction.
Men-Néfert l'accueillit:
-Vous êtes prête, princesse? Nous devons partir tout de suite.
-Oui, Men-Néfert.
-Tout va bien? Vous semblez si triste...
-Pharaon vient de rejoindre ma mère dans l'Au-delà.
-Je suis désolé...
-Il m'a demandé de me battre pour la survie de l'Égypte. Je suis donc prête à mourir pour elle. Je viens de perdre ma seule famille, accomplir sa dernière volonté est la seule chose qui me retienne dans le monde des vivants.
-Je ferai mon possible pour que vous ayez une nouvelle raison de rester dans notre monde.
-Ah oui... Puis-je savoir laquelle?
-Hum... Vous le découvrirez bien assez vite, altesse.
Men-Néfert caressa le talisman qu'il portait autour du cou. La jeune femme esquissa un sourire.
-Partons tout de suite... Mon grand-père m'a demandé de partir dès votre venue.
-Très bien.
Les deux adolescents se dirigèrent vers le port.
Seth-Nakht les regarda s'en aller en serrant les dents. Men-Néfert ne lui avait même pas dit « adieu ».
Depuis leur petite dispute, ils ne s'étaient pas échangés un seul mot. Peut-être ne se reverraient-ils plus? Est-ce cela une vraie amitié? Mesure-t-on la valeur d'une amitié à travers la dernière conversation ou depuis la première?
Visiblement leur complicité n'était pas aussi solide que Seth-Nakht le pensait. Il se promit, qu'un jour ou l'autre, il se vengerait.
Soudain, il vit le sage sortir de sa villa en compagnie de sa femme. Le vieil érudit enlaça tendrement Elio puis l'embrassa.
Nefertoum et Elio étaient réputés pour leur fidélité; les deux amants vivaient ensemble depuis quatre vingt quatre ans.
Le sage se dirigea vers l'écurie pour attraper « Hâpy », son fidèle âne. Il le chargea de ses affaires puis appela Seth-Nakht de sa voix puissante et grave nullement affaiblie par l'âge.
Ce dernier soupira puis rejoignit le vieil homme qui demandait de l'aide pour monter sur le dos de l'âne.
Le colosse marchait à côté de Nefertoum, en sens opposé de l'autre groupe.
-Nous voila partis dans une grande aventure, mon ami! La plus grande aventure que l'Égypte ait connue!
-C'est ça... sourit Seth-Nakht. Une passionnante aventure…

 

 

 

7.
Men-Néfert et Néféret-Linda arrivèrent rapidement au port de la capitale.
Ce lieu, presque sacré, était le cœur du pays.
Des marchandises provenant du monde entier circulaient librement jour et nuit.
Ces échanges étaient le sang de l'Égypte, ils apportaient l'oxygène nécessaire à la survie et à l'évolution des Deux-Terres.
Les employés des docks, souvent des étrangers, se comptaient par centaines. L'hyperactivité de l'endroit pouvait donner des nausées aux plus indolents.
Marchant sur l'immense quai de la rive est de la ville, bousculés par la foule poisseuse composée principalement de bateliers, de pêcheurs, de matelots et autres transporteurs, les deux adolescents cherchaient une embarcation en direction du Nord.
-Pensez-vous qu'il y ait une embarcation pour Khâ-Men aujourd'hui? demanda la princesse.
-Je ne sais pas du tout... Pourquoi voulez-vous aller à Khâ-Men?
-J'ai passé mon enfance enfermée dans un temple à prier et à étudier toutes sortes de choses plus incroyables les unes que les autres. Croyez-moi, s'il y a un endroit où ce puits devrait être, c'est bien à Khâ-Men... Connaissez-vous ce village, Men-Néfert?
-N'est-ce pas le plus vieux village d'Égypte?
-Exactement... Pourtant ce n'est pas une ville, mais un petit village, et maudit en plus! Intrigant, pour un lieu âgé de plusieurs centaines d'années, non?
-En effet...
-D'après les textes anciens du temple où j'ai étudié, le centre du village possède une sorte de demeure hantée par des démons. Celui qui y entre disparaît à tout jamais.
-Oui, vous avez raison... Pourquoi n'y aurait-il pas de lien entre notre puits inter-cosmique et cette maison hantée?
-Men-Néfert... Pensez-vous, honnêtement, que nous survivrons à notre mission? N'est-ce pas suicidaire d'aller dans un monde totalement inconnu gouverné par le dieu des ténèbres?
-J'ai foi en mon grand-père... D'ailleurs, ne porte-t-il pas le nom de « Nefertoum », qui veut dire « l'homme parfait »? Il ne nous envoie pas à la mort, soyez-en sûre.
-Je n'ai pas peur de mourir; mais si cela devait arriver, qui viendrait en aide à l'Égypte? Ce démon... Cefope, est un dieu... Pouvons-nous affronter une divinité? Nous ne sommes que des adolescents sans expérience!
-Ne vous posez pas tant de questions... Laissez faire le temps. Nous ne pouvons lutter contre notre destin; il suffit d'accepter la vie telle qu'elle est... Je peux vous donner un conseil que m'a enseigné Nefertoum: « Tout mauvais moment finit par passer, ne restera ensuite que rires et souvenirs joyeux auxquels vous rirez en y pensant ». Croyez-moi, cette aventure ne sera qu'une aventure, rien de plus.
-Vous semblez être confiant, d'où vous vient ce courage?
-De la réflexion... Je me pose beaucoup de questions sur les Primitifs et les Hommes. Chaque réponse me parvient à travers des signes. Ces étranges manifestations me donnent de la confiance, de la Foi et de l’audace.
-Je ne crois plus aux dieux depuis le décès de ma mère...
-Vous découvrirez donc une nouvelle facette de l'Univers durant notre voyage.
-Je ne crois pas... soupira Néféret-Linda. Si les dieux existaient, ils ne seraient, pour moi, que des tyrans qui s'amuseraient à faire souffrir les Hommes!
Soudain un jeune batelier fonça droit sur le couple et sauta sur le talisman de Men-Néfert pour le lui arracher du cou. La chaînette du précieux bijou était robuste, le voleur ne réussit qu'à étrangler sa victime.
La gorge en feu, encore une fois, l'adolescent poussa un râle d'agonie. Cette douleur éveilla en lui une immense rage qu'il canalisa pour frapper le malfaiteur.
-Petit imbécile, sais-tu à qui tu as affaire?! s'exclama Men-Néfert à son agresseur.
L'inconnu porta sa main à son arcade sourcilière gauche pour stopper l'écoulement de sang.
-Non! De grâce, laissez-moi partir! supplia-t-il. Si les autorités me prennent, je suis un homme mort! Je ne vole que pour survivre!
Il se leva en baissant la tête. Men-Néfert et sa compagne lui tournèrent le dos et continuèrent à marcher sur le quai. Ils avaient d'autres chats à fouetter.
Tout à coup, le marin sortit une dague en bronze qu'il dissimulait sous son pagne* et la planta dans l'abdomen du petit-fils de Nefertoum. Ce dernier s'effondra en tournant de l'oeil.
La princesse avait vu la scène se dérouler sous ses yeux. Elle hurla puis courut vers le corps inerte du Balafré.
-À l'aide, au secours! hurla-t-elle, cherchant de l'aide.
Elle posa ses mains délicatement sur la blessure pour stopper l'hémorragie.
Le criminel n'avait pas bougé...
C'était bien la première fois qu'il utilisait une arme. Il prit enfin conscience de son acte et s'éclipsa vers l'horizon. Néféret-Linda était bien trop choquée pour se préoccuper de son sort.
Elle prit Men-Néfert dans ses bras et fondit en larmes: pourquoi les dieux avaient décidé de stopper leur aventure avant même qu'elle ne commence?
Seule, elle n'aura jamais le courage d'aller dans le monde Cyclique.
Un cri étouffé au loin brisa le lourd silence.
La jolie jeune femme aux grands yeux verts eut un moment de panique; elle était désormais seule pour se défendre. Regardant en direction du gémissement, elle vit rapidement un vieil homme se rapprocher.
On aurait dit qu'il portait un lourd sac sur ses larges épaules. Mais plus il se rapprochait, plus le sac se transformait en une forme humaine. Il n'y avait à présent plus aucun doute; c'était bien l'agresseur de Men-Néfert qui gisait sur les épaules de l'inconnu.
Largement quinquagénaire, le vieil homme s'affichait comme un homme sans peur.
La princesse eut le souffle coupé, croyant être victime d’hallu-cinations, plus l’inconnu approchait, plus elle croyait apercevoir son père. Il dégageait la même force.
La démarche martiale, il semblait revenir d'une glorieuse victoire. Mal rasé, les cheveux en pagaille, un ruban rouge autour du crâne, il impressionnait par sa musculature sèche et épaisse. À la fois grand et fin, il avait cette allure de voyou justicier refusant de vivre comme le commun des mortels. Une sorte d’anarchiste individuel dont il fallait se méfier...
Il posa le corps sans vie du voleur aux pieds de la belle.
-C'est lui qui a blessé votre ami? questionna le vieil homme. Cet imbécile courait comme un enfant apeuré avec une arme à la main maculée de sang... À peine pas suspect...
-Oui... Je vous en prie, aidez-nous... Je crois qu'il vit encore mais son pouls est faible, il a perdu beaucoup de sang!
-Venez, je vous emmène sur mon bateau, j'ai tous les soins nécessaires pour le guérir.
L’unique fille d’Ahmès fronça les sourcils, la journée n'était que malheurs alors pourquoi, subitement, cet homme l’aiderait-il gratuitement? ...Mais après tout, qu'avait elle à perdre?
-Je vous remercie... Qu'attendez-vous en échange?
-J'aimerais surtout savoir ce que vous faîtes ici, altesse?
-Vous m'avez reconnue? s'étonna Néféret-Linda.
-Votre beauté est sans égale, je l'ai reconnue au premier coup d'oeil.
-Merci... Pouvons-nous compter sur vous, monsieur...
-...Werba*. Cap'taine Werba.
-Enchantée. Mais ne perdons pas de temps... mon ami est en train d'agoniser.
-Prenez-lui les pieds nous le porterons jusqu'à mon bateau, il n'est pas loin.

*

Quelques instants plus tard, Men-Néfert était allongé sur un somptueux lit en or.
-Votre bateau vaut une fortune, êtes-vous vraiment marin?
-En partie, oui...
-Que nous valent tous ces mystères? Qui êtes-vous, Werba?
-Je suis un... riche héritier. Mon père est gouverneur dans une contrée lointaine.
Le quinquagénaire ouvrit un tiroir et saisit un rhyton en or.
Il y plongea sa main droite et en sortit une sorte de poudre jaune épaisse qu'il enferma entre sa paume et ses doigts pour la poser ensuite sur la blessure abdominale de l'adolescent toujours inconscient.
La princesse fut d'abord surprise: comment un marin si peu raffiné physiquement pouvait connaître les vertus de cette poudre exclusivement réservée aux rites de régénération des dieux?
Le contenu de ce récipient avait certainement été volé dans un temple...
-Il est illégal de posséder de la Salinerme. Où l’avez-vous eue?
-Je ne suis pas égyptien, mais Sarde. Cette poudre vient de mon pays.
-Laissez-moi la manipuler, j'en ai beaucoup utilisé pour guérir des malades au grand temple d'Isis en Nubie.
Elle prit le vase et versa la moitié de son contenu sur la plaie de Men-Néfert. Elle murmura ensuite des paroles incompréhensibles.
L'amalgame de la poudre et du sang créa une surface solide comme une nouvelle peau. Une odeur très désagréable d'oeufs pourris avait envahi la salle.
Le Balafré reprit subitement conscience.
-Que se passe-t-il? demanda le jeune homme, affolé.
-Tu t'es fait poignarder par le voleur. Werba nous a accueilli sur son bateau.
-Werba?! Mais...Tu es le brigand recherché pour trois meurtres dans tout le pays?!
-Hum... Non, euh... Je suis... Je suis marin!
-Votre Altesse, Werba est un dangereux scélérat!
-Je ne suis pas dangereux. Croyez-moi de tous les homicides qu'on m'accuse, je n'y suis a chaque fois pour rien!
-Que comptez-vous faire maintenant? demanda calmement Néféret-Linda, considérant Werba non pas comme un criminel mais un marin courageux, qui avait sauvé la vie de Men-Néfert.
-Je voulais fuir, retourner dans mon pays natal. Plus rien ne me retient ici. Je pensais qu'en aidant la fille unique de Pharaon, on m'accorderait une faveur...
-Pharaon est mort! Désormais le maître du monde est le Tjaty Kamose.
-Je reconnais bien là ma malchance quotidienne, soupira le vieux marin.
-Malchance? Mon père vient de mourir et vous trouvez que c'est de la malchance? Je viens de perdre ma seule famille! Vous me faite pitié avec votre soi-disant malchance!
-Excusez-moi... Je suis désolé, mais je ne peux vous laisser partir d'ici, je ne veux pas prendre le risque que vous me dénonciez... Je vous emmène de force vers le Delta, c'est moins dangereux pour moi. Je ne désire que rentrer chez moi. Rassurez-vous, vous ne quitterez pas votre pays. Je vous lâcherai en chemin.
Les deux adolescents se regardèrent étonnés et ravis.
-Très bien, accepta le petit-fils de Nefertoum, faisant mine d'être effrayé.
-Veuillez m'excuser, j'ai une famille qui m'attend en Sardaigne. Je ne veux pas mourir ici pour des fautes dont je ne suis responsable.
-Pourriez-vous nous déposer à Khâ-Men? demanda le princesse, les yeux brillants de tendresse.
-Bon sang! Pourquoi voulez-vous aller dans ce petit village maudit?
-Raisons personnelles. Pouvons-nous compter sur vous, Werba?
-Je ne vous promets rien, mais j'essayerai de faire mon possible. Trêve de bavardages, partons!

 

8.
Pendant ce temps-là, Nefertoum et Seth-Nakht traversaient le pays à la marche.
La chaleur était de plus en plus écrasante.
Bien que le grand-père de Men-Néfert fût assis sur le dos de son âne, c'était bien lui qui souffrait le plus du voyage.
Du haut de ses quatre vingt seize ans, il ne pouvait plus se permettre d’entreprendre ce genre d'excursion, mais le prix à payer pour la survie de l'Égypte valait bien cet effort.
Son coeur battait plus vite que jamais. Le sang circulait difficilement à travers ses membres. Une lourde et puissante fatigue envahissait tout son corps; seules son audace et sa détermination lui permettaient de rester encore en vie.
-Tout va bien, Nefertoum? demanda le géant, inquiet.
-Oui, mon garçon, ne t'en fait pas.
-Est-ce vraiment la réalité cette histoire de puits, n'est-ce pas une légende inventée par de vieux sages devenus fous?
-Comment oses-tu parler ainsi de mes aïeux? D'où te vient une telle insolence?
-Excusez-moi... La chaleur me faire perdre la tête.
-L'existence des puits est réelle. Le reste, je n'en sais trop rien. Seul l'avenir nous le dira... En parlant d'avenir, que comptes-tu faire si nous réussissons à détruire les puits inter-cosmiques?
-Je souhaite diriger notre pays.
-Tu sais que le roi et moi avons décidé d'associer Men-Néfert au trône. Le soutiendras-tu?
-Je croyais que vous n'avez pas encore choisi qui serait Pharaon! Ne devions-nous pas régner ensemble?
-Le roi sentait sa mort trop proche. Nous avons préféré accélérer le processus de cette délicate sélection. D'ailleurs j'ai toujours été opposé à ce que l'Égypte soit gouvernée par deux hommes. Seul un couple royal peut diriger correctement un pays tel que notre Ta-Mery.
-Pourquoi avoir choisi Men-Néfert?
-Le choix fut complexe, je te l'avoue, car tous deux êtes aptes à diriger l'Égypte, mais nous avons préféré les qualités de ton frère.
-Le roi ne vivra plus que quelques semaines... Qui dirigera le pays à sa mort, si nous sommes dans le Grand Sud?
-La loi désignera le vizir en fonction.
-En est-il digne? questionna le colosse.
-En douterais-tu? s'étonna Nefertoum.
-Quels sont les critères pour devenir roi?
Le vieux sage sourit.
-Crois-tu que l'on puisse devenir pharaon par ambition? Le roi est désigné par les dieux. Souvent ce sont des Hommes du peuple qui n'ont rien demandé mais qui par la suite donneront leur vie pour la prospérité de notre Ta-Mery. Ne t'es-tu jamais demandé pourquoi les pharaons mouraient toujours prématurément? C'est à cause de leur zèle. L'amour que leur apporte l'Égypte est si intense que les rois deviennent bien trop vite aveugles. Ils ne voient plus que le bonheur de leur peuple; tout le reste n'est qu'ombre et poussière à leurs yeux... Même leur propre santé.
-Le zèle est donc plus dangereux que la paresse. Pourquoi nous enseigne-t-on alors des conduites qui dictent une attitude serviable et travailleuse?
-Que veux-tu dire par là?
-Vous êtes d'accord sur le fait que le roi est plus important que tout?
-Non, l'Égypte est plus importante que tout!
-D'accord... Mais si le souverain est le responsable de la prospérité de notre pays, sa survie et son bien-être n'en sont-ils donc pas aussi importants? Il lui faut vivre le plus longtemps possible, il doit faire attention à sa qualité de vie et être entouré de serviteurs pour son confort personnel...
-...À quelle sorte de serviteurs penses-tu exactement, Seth-Nakht?
-Des esclaves! s'exclama-t-il.
Soudain le colosse se souvint qu'il s'était juré de ne pas dévoiler la moindre de ses ambitions. C'était à ce moment-là qu'il avait compris qu'il ne se contrôlait plus.
Seth-Nakht s'étonna de voir Nefertoum calme.
-Des esclaves... D'où viendraient ces esclaves, questionna le vieil érudit, intéressé.
« Alors comme ça, le vieux Nefertoum n'est pas si sage que ça... peut-être que lui aussi rêve d'une Égypte forte et puissante comme elle ne l'a jamais été... » pensa le géant.
-Ils viendraient des victoires de guerre!
-Quelles guerres?
-Élargir les frontières de notre Ta-Mery serait une bonne chose pour sa prospérité. Richesse et nourriture couleraient à flot.
-Qu'est donc la richesse pour toi?
-Beaucoup d'or, des femmes, des hordes d'esclaves, des villas, de la terre!
-Crois-tu que cela suffise au bonheur?
-Je pense que le bonheur et la puissance sont liés.
-Donc pour faire ton bonheur je dois te nommer Pharaon.
-Je pense que je suis la nouvelle génération des rois.
-Admettons que j'accepte, que j'approuve ta candidature... que me promets-tu à moi, simple Égyptien?
-Je commencerais par me déclarer Empereur d'Égypte. Je pense abolir une partie du clergé. Trop de crédits sont accordés à nos prêtres. Abolir le grand Temple de Karnak serait aussi inévitable: trop puissant à mon goût pour un temple. L'argent capitalisé servira à financer les guerres que je projette de faire au nord, au sud, et à l'ouest. Je veux fonder un immense empire. Je te promets, à toi, simple Égyptien, protection et richesse, car notre Ta-Mery sera le centre du monde.
-Elle l'est déjà! Oublierais-tu qu'elle est la Terre Aimée des dieux?
-Elle sera d'autant plus aimée!
-Crois-tu que les Primitifs apprécieront le fait de supprimer le plus grand temple qui est consacré à Amon, le roi des dieux?
-Croyez-vous que les dieux nous apprécient en ce moment? Pourquoi devons-nous faire nous-même leur travail? Pourquoi est-ce à nous, pauvres mortels, de détruire un puits construit par Thot le sage en personne?
-Ne te pose pas tant de questions...
-Je ne me les pose pas... C'est à vous que je m'adresse, Nefertoum!
-Que sais-tu sur la sagesse, Seth-Nakht?
-La sagesse est pour les faibles: de vieilles phrases inutiles servant à couvrir nos défauts. Ce qui différencie les Hommes des animaux n'est pas la pensée ou la parole, c'est l'ambition. Les Hommes sont forts grâce à leur volonté de laisser une trace dans l’Histoire. Je veux qu’on se souvienne de moi à travers les siècles, même lorsque la poussière de mes os aura disparu.
-Est cela qu'on vous apprend au Kep?
-Non, je l'ai appris tout seul.
-De telles opinions ne devraient pas exister...
-Vous avez peur de moi? demanda le colosse.
-Je ne sais plus qui tu es... Tu n'es plus le jeune homme calme et posé à qui j'ai enseigné tant de docilité et de pudeur.
-Croyez-moi: je suis toujours le même.
-Que serais-tu prêt à faire pour devenir roi?
Seth-Nakht réfléchit quelques instants.
-Je ne répondrai pas.
Un long silence succéda à ces paroles. Nefertoum était perdu. Il ne pouvait rien faire pour aider son protégé à retrouver la raison. Ses cruelles ambitions étaient réelles, et il risquait d'être un poison mortel pour l'Égypte dans les temps à venir.
-Admire ces paysages, Seth-Nakht. Cette douceur, cette beauté, cette harmonie, trouves-tu que la guerre mérite d'exister?
-La guerre est mauvaise, j'en ai conscience... mais indispensable.
-Aucune guerre n'est indispensable.
-Je me confie à vous car vous êtes un sage, mon ami, et le grand-père de mon meilleur ami. Mais j'espère que vous me comprenez, je ne vous veux aucun mal. J'ai juste des rêves peut-être trop larges pour un homme.
Tout à coup, un hennissement résonna au loin.
Les deux voyageurs se regardèrent comme pour réfléchir ensemble. D'ordinaire, les chemins étaient déserts. L'Égypte en paix, les cavaliers ne se promenaient jamais sans raison.
Peu de temps après, on pouvait distinguer toute une horde de cavaliers noirs qui mettait à feu les installations publiques et les rares maisons isolés.
Nefertoum comprit aussitôt qu'il s'agissait de bédouins* venus piller la région.
Seth-Nakht regarda le sage; ce dernier ne semblait pas être troublé.
-Que faisons-nous maintenant? demanda le géant.
-Nous cacher ne servirait à rien, ils nous ont repérés. Prions les dieux. Nous sommes en voyage pour eux; ils nous aideront.
-LES DIEUX NE NOUS AIDERONT PAS! Soit nous nous cachons soit nous nous battons!
-Ne bouge pas, c'est un ordre!
-Je n'ai que faire de votre autorité, je ne veux pas mourir sans me battre!
-Qui te dit qu'ils veulent se battre? Ils ne recherchent que nos richesses!
-Ne voyez-vous donc pas qu'ils détruisent tout sur leur passage?!
-Tais-toi tout de suite et patiente, s'il te plaît. Les dieux ne nous abandonneront pas. En tout cas pas maintenant...
Les cavaliers n'étaient plus qu'à une cinquantaine de mètres. À tout moment une flèche pouvait partir de leur groupe et transpercer le corps d'un des deux voyageurs. Nefertoum en était conscient, mais que pouvait-il faire?
Le grand cavalier noir qui marchait en tête de groupe semblait être le chef. De taille moyenne, la peau exagérément mate, des petits yeux sombres perçants, de grosses lèvres, un énorme grain de beauté au coin de l’œil droit, un long et large nez cassé, une barbe noire frisée, il était sans aucun doute un dangereux criminel.
Seth-Nakht murmura:
-Abattons le commandant. Ce genre de bande ne vaut rien sans une personne qui les dirige.
-N'en soit pas si sûr. Je t'ai dit de patienter...
Plus que dix mètres de séparation entre le chef et les deux voyageurs.
Le bédouin prit la parole:
-Vieillard, donne-nous tous tes biens, si tu tiens encore à la vie!
Le colosse ne put retenir sa langue.
-Qui es-tu, brigand des sables, pour te croire maître de ce territoire?!
L’inconnu crut rêver, personne n'avait jamais osé lui parler ainsi... surtout dans une telle situation.
Le cavalier noir admirait les personnes courageuses, loyales et franches. À ses yeux, Seth-Nakht était tout à fait ce genre de personne.
-Et toi, qui es-tu?
-Je suis l'héritier du trône d'Égypte. Nous sommes investis d'une mission de la plus haute importance: sauver le monde.
-Ton arrogance me laisse dire que tu dis la vérité. Qui est ce vieillard?
-Le sage Nefertoum, conseiller particulier du roi.
-Voilà un beau duo perdu dans la nature. Mes ancêtres rêvaient de vous tuer. L'Égypte est en guerre contre notre peuple depuis des générations... Savoir que je vais vous torturer d'une manière si horrible me donne déjà des frissons d'excitation!
-Que veux-tu? demanda froidement le sage.
-Mais il sait parler le vieux! Je veux voir la puissance du futur Pharaon.
Le bédouin se retourna et hurla:
-Cinq volontaires pour terrasser notre ami Pharaon! Des augmentations seront accordées!
Cinq hommes s'avancèrent dans une discipline très stricte. Chacun redoutait la cruauté de l'homme en noir.
-Avant de me battre, puis-je connaître ton nom? demanda le colosse.
-Les Égyptiens m'appellent « Griffes de Seth ». Et toi, quel est ton nom?
-Seth-Nakht!
-Seth-Nakht? Comme c'est étrange... « La puissance de Seth... » Je commence à trouver que nous avons beaucoup de points en commun. Bats-toi maintenant, je veux voir si tu mérites de porter un tel nom!
À son tour, le colosse s'avança, laissant seul le vieil érudit.
« Griffes de Seth » fut choqué par la stature de Seth-Nakht, il faisait bien deux têtes de plus que ses adversaires. Il regarda attentivement chaque fait et geste de l'adolescent.
-Que le combat commence! hurla « Griffes de Seth ».
Seth-Nakht était déjà venu à bout, plus d'une fois et à lui seul, d'un groupe de cinq ou six personnes. Ce n'était pas aujourd'hui qu'il allait être effrayé par ces cinq guignols qui, majoritairement, n'étaient même pas armés.
Le colosse comprit très vite la stratégie de ses adversaires: l'encercler, deux lui tiendraient les bras dans le dos, et les trois autres le roueraient de coups jusqu'à ce que mort s'en suive.
Il décida donc de ne pas perdre de temps avant qu'il ne soit trop tard: il fonça tête baissée vers l'agresseur en face de lui et le percuta en pleine poitrine. Ce dernier s'effondra, mort.
La puissance de l'intrépide adolescent impressionna les quatre autres rivaux. Jamais ils ne s'étaient mesurés à un tel homme.
Le trapu aux longs cheveux roux sortit de son fourreau une épée remarquablement soignée.
-Qui es-tu pour te permettre de tuer un de mes camarades de cette façon?
-Rapproche-toi encore et tu verras que tu es en train d'affronter un dieu.
L'adversaire ricana, comment un gamin pouvait-il être aussi prétentieux?
-Allez-vous en, mes frères d'armes. Je veux savoir combien de temps il résistera à mon épée...
L'homme aux cheveux roux fit tournoyer son arme au-dessus de sa tête.
-Jamais personne n'a osé me parler ainsi, tu vas mou...
Il n'avait même pas fini sa phrase qu'une intense douleur au niveau du front lui glaça le sang: le colosse lui avait jeté un galet entre les yeux!
Le trapu s'effondra la tête en première. Un dernier frisson lui parcourut le corps avant qu’il ne rendre l'âme.
« Griffes de Seth » n'avait jamais vu Homme si rapide et si efficace. Il reprit la parole:
-Tu es incroyable... Il serait dommage de gâcher de tels talents de combativité. Je ne peux malheureusement pas te laisser en vie, un pharaon de ta trempe serait dangereux pour mon peuple. Je suis désolé, mais je dois vous tuer, ton compagnon et toi.
-Attends... Tu viens de dire que je suis talentueux... Si tu m'épargnes la vie, je serais à ton service!
-Tu me prends pour qui? Ai-je l'air si naïf?
-J'ai menti... Je ne serai jamais le maître des Deux-Terres. En fait, c'est mon meilleur ami qui deviendra Pharaon, le petit-fils de ce vieillard!
-Seth-Nakht... Que recherches-tu? murmura le vieil homme, inquiet.
-Emmène-moi avec toi! J'ai des secrets d'État à te dévoiler. Accorde-moi une chance d'intégrer votre unité, tu ne le regretteras pas. Je suis un homme de parole!
-Seth-Nakht, que fais-tu?! continua à murmurer l'érudit en serrant les dents ne sachant pas si le géant feintait ou pas.
-Tais-toi, vieux fou, je n'ai que faire de ta sagesse. Tu ne voulais pas que je devienne Pharaon, je serai donc plus qu'un roi! hurla l'adolescent, qui ne se contrôlait plus.
-Soit. Je t'emmène avec moi, mais à une seule condition: tu me dévoiles tout sur ta mystérieuse mission.
-Aucun problème.
La rage au ventre, le sage sortit la dague qu'il dissimulait sous son pagne et la pointa vers le colosse en criant:
-Sale traître, j'aurais dû t'ôter la vie lorsque j'en avais encore l'occasion!
-Ah... Je comprends maintenant pourquoi tu me posais toutes ces questions... Men-Néfert m'a trahi, il t'a parlé de mes ambitions... Quel lâche... Je reviendrai vous tuer, toi, Men-Néfert et cette charmante princesse!
Le chef des bédouins était ravi: voila qu'il avait sous ses ordres un colosse audacieux et insolent à la force surnaturelle.
-Apportez le meilleur cheval pour notre nouvelle recrue! ordonna l'homme en noir.
Un cavalier descendit de son étalon et l'offrit à Seth-Nakht.
Ce dernier sauta dessus avec aisance et avança jusqu'à la hauteur de « Griffes de Seth ».
-Tue l'âne, mais laisse le vieillard en vie. Il agonisera lentement sur ces interminables chemins... Qui ne rêve pas de commencer ici le voyage vers l’Au-delà? L'Égypte est perdue de toute façon, je te raconterai en chemin la véritable raison de notre voyage.

 

 

9.
Le crépuscule venait de prendre forme. Les derniers vols d'oiseaux traversant les beautés célestes du soleil couchant annonçaient une fin de journée paisible.
Comme tous les soirs, selon la religion égyptienne, les dieux allaient donc une nouvelle fois devoir s'allier et se battre contre Apophis* pour que renaisse le jour.
Men-Néfert était sur le pont du navire, accoudé au bastingage. Il regardait au loin, l'esprit dans un autre monde.
Sa blessure commençait à cicatriser, mais la douleur était toujours présente.
L'adolescent sentait au fond de lui qu'il avait été sauvé par une force extérieure. Quelque chose d'étrange se passait dans son corps... et dans son âme.
Une main délicate se posa sur son épaule, tel du velours.
-À quoi songez-vous, Men-Néfert? demanda tendrement la princesse.
-Apophis... soupira-t-il.
-Pourquoi pensiez-vous à lui?
-Si Cefope est le Mal extrême, qui est Apophis?
-Je n'en ai aucune idée. Vous demanderez à Nefertoum, lui seul pourra répondre... Je vous rappelle que personne ne connaît l'existence de Cefope dans le monde entier, excepté vous, Seth-Nakht, Nefertoum et moi!
-J'ai toujours eu foi en ma religion, même si certaines histoires ne restent pour moi que des fables... Pourquoi ne nous dit-on jamais la vérité?
-Je pense que les Hommes ne seront jamais prêts à affronter la réalité. Peut-être parce que nous avons peur de découvrir que notre intelligence est très limitée et que nous ne pourrons jamais comprendre la complexité de l’Existence. Les légendes nous permettent de simplifier les évènements mais cela reste avant tout des histoires. Un prêtre m’a une fois dit qu’il n’y a pas d’âge pour être adulte. On le devient lorsqu’on accepte sa petitesse. C’est à toi de rechercher ta vérité. Tu seras adulte à ce moment-là.
Un froid coupa net la discussion des deux adolescents.
-La nuit est si douce, je me sens libre pour la première fois de ma vie; je n'ai jamais quitté notre capitale, déclara le Balafré.
-J'éprouve la même sensation... Mais je ne me sens chez moi qu'en Nubie.
-Je dois vous avouer quelque chose… Je me suis toujours gardé d'aimer une personne, mais aujourd'hui je ne peux le nier; vous êtes pour moi tout ce dont j'ai toujours rêvé. Je ne cesse de penser à vous; je vous aime princesse!
-Le moment est mal choisi pour une déclaration d'amour, ne croyez-vous pas?
-Je pense que ce qui fait vivre l'Univers est l'Amour. Je ne pouvais garder ce secret au fond de mon coeur plus longtemps.
-Dans ce cas, je dois avouer également que j'éprouve un sentiment à votre égard qui rejoint le vôtre.
Men-Néfert esquissa un sourire.
Il posa délicatement sa main dans les cheveux de la belle princesse, ferma les yeux puis l'embrassa tendrement.
-Pourquoi est-ce toujours dans les pires situations qu'on passe les meilleurs moments?
-Tu as dit toi-même que les dieux connaissent déjà tout sur notre destin. Peut-être cherchent-ils à nous rapprocher avant de nous séparer pour toujours?
-Qu'entends-tu par séparer pour toujours? Crains-tu de ne pas revenir saine et sauve de cette expédition?
-Nous savons tous les deux que nous courons vers la mort.
-Ne t'avoue pas vaincue d'avance. Je ferai tout mon possible pour que tu restes à mes côtés, jusqu'à la fin.
-N'en sois pas si sûr...
Subitement, Werba courut vers le couple. Il semblait affolé.
-Que se passe-t-il, Werba? demanda Néféret-Linda, inquiète.
Le marin ne savait pas quoi leur dire, il chercha ses mots.
-Euh... je suis désolé mais... euh... j'ai mis le feu à la cale. Nous allons devoir descendre du navire, le plus vite possible.
-Mais quel genre de capitaine êtes-vous?! Qu'attendons-nous pour nous arrêter? Il suffit de tourner un peu à droite ou à gauche et nous toucherons terre!
-Ce n'est pas aussi simple que ça... Le fleuve est très capricieux, toute manoeuvre forcée nous mènera à une noyade certaine. Le courant est bien trop puissant! Même si on prétend que mourir dans le Nil purifie notre âme, je n'ai pas envie que ma vie s'achève ainsi aujourd'hui.
-Vous êtes capitaine, donnez des ordres!
-Oui, très bien... Princesse, cherchez toutes les cordes que vous trouverez et ramenez-les ici... Men-Néfert, je vous demanderais de bien vouloir m'aider à démonter et à porter la voile du bateau, cela peut toujours servir si nous n'arrivons pas à nous arrêter.
-Très bien! Allons-y!
Soudainement, de violents vertiges surprirent le Balafré, déstabilisant son équilibre, mais il se promit de ne pas gêner le cours de l'aventure.
-Grimpe et fais attention à toi! ordonna le vieux capitaine.
Le Balafré témoigna une certaine ardeur pour accomplir les exigences de Werba sans dire mot malgré son mal-être.
Il tenta de s'accrocher aux supports qui servaient à escalader le mât, mais la douleur de sa blessure se propagea dans tout son corps à une vitesse phénoménale, l'empêchant de terminer son geste. Puis... le vide.
L’adolescent vit un dernier nuage gris lui glacer la vue avant de tomber raide au sol pour une deuxième fois.
-Men-Néfert! hurla Werba. Que se passe-t-il!? PRINCESSE, VENEZ VITE VOIR!

 

 

 

 

 

 

10.
« Griffes de Seth » et son nouveau bras droit discutèrent de nombreuses heures sur les interminables chemins du désert.
Le colosse se sentit immédiatement dans son élément. Il avait enfin découvert un homme digne de porter, comme lui, le nom de Seth.
Tous deux sur la même longueur d'onde, chacun savait qu'ils deviendraient bien vite d'excellents amis, car ils avaient les mêmes ambitions, dont celle de conquérir le monde.
-Pourquoi te nomme-t-on ainsi, « Griffes de Seth »? demanda le colosse.
-Il paraît que j'ai tué mes parents de mes propres mains alors que je n’étais encore qu'un enfant...
-Tu plaisantes? ricana Seth-Nakht.
-Je suis très sérieux, mais je ne m'en rappelle pas. Je pense que c'est plutôt une sorte de légende inventée par mes hommes... Cela dit je suis orphelin depuis toujours... Et toi, mon ami, je pense qu'on te nomme ainsi, car tu es une incarnation du dieu Seth, je me trompe?
-Nefertoum, le sage qui m'accompagnait était mon père adoptif. Je n'ai malheureusement jamais connu mes parents moi non plus... C'est lui qui s'est occupé de mon éducation lorsque j'étais gamin. J'ai grandi en compagnie de son petit-fils qui est devenu mon meilleur ami au fil du temps... Mais ils m’ont tous les deux trahi, je ne veux plus entendre parler de ces deux poltrons.
-Pourquoi les rejettes-tu?
-Je ne sais pas vraiment... Depuis quelques jours, je ne cesse d'en vouloir au monde entier... Je suis comme attiré par une force qui me guide ici... Je ne peux t'expliquer... Tout est tellement confus que je ne comprends moi-même rien à ce qui m'arrive!
-Parle-moi de ta mystérieuse mission.
-Nefertoum nous a dit qu'il existait un dieu dans un monde parallèle qui va bientôt venir dans le nôtre pour le conquérir et faire de nous ses esclaves.
L'homme en noir explosa de rire.
-Tu ne crois tout de même pas à ces mystifications?
-Crois-moi: Nefertoum ne sait pas ce que veut dire « plaisanter ».
-Continue ton histoire...
-Mon « ex-meilleur » ami et la princesse sont partis vers le nord pour découvrir le puits inter-cosmique qui permet de passer d'un monde à l'autre, dans l’intention de le détruire.
-Et toi quel était ton rôle en allant vers le sud?
-Détruire le deuxième puits.
-Il y a donc un deuxième puits! Que dirais-tu d'aller dans l'autre monde? Nous pourrions faire carrière; repartir à zéro, ne plus être des hors-la-loi!
-D'après les descriptions de Nefertoum, il s'agirait d'un endroit où le Mal règne en maître absolu. Les lois de Maât n'existent pas; seuls les forts ont le pouvoir et gouvernent; les faibles sont des esclaves!
-N'est-ce pas notre nature, Seth-Nakht, que de penser ainsi?
L'adolescent ne dit mot. Ainsi il savait enfin pourquoi une étrange énergie l'attirait ici: il devait rejoindre l'autre monde.
-Tu as raison « Griffes de Seth » ... L'Égypte est un pays trop archaïque à mon goût. Je n'ai plus rien à faire ici, partons à la recherche de ce puits et réalisons nos idéaux.
-Je te suis.
-Qu'allons nous faire de tes hommes?
-Je ne sais pas encore... En avons-nous besoin?
-Je ne crois pas... Ils ne seront qu'un poids à transporter...
-Dans ce cas, je vais les congédier! Une retraite anticipée leur fera le plus grand bien. J'ai enrôlé ces gars de force en menaçant de tuer leur famille. Ma nouvelle vie commencera donc par une bonne action. Qu'en penses-tu?
-Je me moque du bonheur des autres! s'exclama Seth-Nakht. Seul le nôtre compte désormais.
-Dans ce cas, partons sans les prévenir. Par où commençons-nous nos recherches?
-Le sage m'a parlé d'une grotte dont le fond est interminable. Renseignons-nous et après nous serons rapidement les maîtres de l'Univers.
-Espérons juste que ton dieu saura nous accueillir...

 

11.
-Men-Néfert, ouvre les yeux! C'est moi, Néféret!
Le Balafré reprit vite conscience, mais sa seule vision ne fut qu'une immensité de noir.
-Où sommes-nous? demanda l'adolescent. Pourquoi ne suis-je entouré que d'obscurité?
-Que nous racontes-tu là? s'étonna Werba. Nous sommes toujours à bord du navire, tu t'es évanoui!
-Pourquoi... pourquoi je ne vous vois pas? Que se passe-t-il???
-Tu as dû perdre la vue!
-Essaye de te lever! ordonna la princesse.
Le petit-fils du sage était allongé sur le dos, les bras le long du corps. Il palpa nerveusement le plancher, puis posa les paumes de ses mains face au sol: il était bien sur le bateau, il avait donc bien perdu la vue.
Il se roula sur le coté et se redressa péniblement.
-Mes amis, je crois que je suis aveugle! Pourquoi? Qu'ai-je donc fait de mal?
La jeune femme aux grands yeux verts l'enlaça tendrement.
-Seul l'avenir nous le dira, mais quoi qu'il arrive, je serai là.
-Merci, tu es tellement parfaite... Vous avez réussi à maîtriser le feu?
-Oui, le Fleuve s'est calmé, nous avons pu accoster.
-Où sommes-nous exactement?
-À Khâ-Men!
-Néféret-Linda, si je ne peux plus voir, que pouvons-nous faire pour la mission? Tu ne peux te défendre seule contre les démons de l'autre monde!
-J'étais justement en train d'y penser... Penses-tu que nous devrions partager notre secret avec Werba? Personnellement, je pense que nous pouvons lui faire confiance.
-De toute façon, nous n'avons pas trop le choix...
-Quel est donc ce secret? demanda le marin.
-Il s'agit du plus confidentiel des secrets de toute l'histoire de l'humanité. La princesse va vous expliquer...
-Si tu veux... Bon, alors... Par où commencer... Commençons par le tout début... Croyez-vous aux dieux, Werba?
-Je crois en ce que je vois.
-Croyez-vous aux textes des Ancêtres, ceux qui nous décrivent la formation de l'Univers?
-Je ne sais pas... Pourquoi toutes ces questions?
-Il a raison, Néféret! Arrête de poser ces questions! Raconte-lui l'histoire de mon grand-père.
-D'accord... Bon... Geb et Nout vivaient en harmonie dans le cosmos jusqu'au jour où ils eurent des enfants: les dieux que nous vénérons encore aujourd'hui... Cette histoire, vous la connaissez sûrement déjà très bien, je ne vais pas vous enseigner notre cosmogonie*. Le sage Nefertoum nous a dévoilé l'existence d'un monde parallèle au nôtre nommé « Temps Cyclique ». Un dieu extrême du Mal, nommé Cefope, est le fils de Geb et Nout et règne sur ce monde. D'après le sage, il ne tarderait pas à débarquer ici avec son armée pour nous envahir et nous transformer en esclaves. Notre rôle à nous deux est de détruire le puits du nord reliant notre monde au Temps Cyclique pour empêcher cette invasion. Mais le plus incroyable c'est que nous devons détruire le passage depuis l'autre monde.
Le marin ne pu s'empêcher de se tordre de rire.
-Et moi qui pensais que vous étiez de gens sérieux.
-Nous le sommes! s'exclama Néféret-Linda, furieuse.
Son regard transperçait l'âme, Werba comprit tout de suite que ce n'était visiblement pas une plaisanterie.
-Votre dieu n'était pas conscient de l'existence de notre monde? Et comment savez-vous qu'il va nous envahir? demanda le vieux marin.
-Non... Le Temps Cyclique a été justement conçu pour que Cefope ne règne que dans un monde qui serait pour lui l'Univers entier. Ce concept a permis à ses frères les dieux, nos dieux, qui étaient détestés par celui-ci et beaucoup moins fort que lui, de pouvoir régner ailleurs en paix. Nefertoum pense que le talisman que Men-Néfert porte actuellement autour du cou appartenait à Emmanaas, sa femme. Sa venue dans notre monde signifierait qu'elle a découvert le puits inter-cosmique et il est donc fort probable que Cefope le sache aussi... Imaginez sa colère s'il devait apprendre cela!
-Sottises! s'exclama Werba. C'est totalement irrationnel votre histoire. Vous êtes en train de me dire que notre monde va bientôt être menacé par un autre dieu?
-Exactement, soupira le jeune adolescent.
-Avez-vous des preuves?
-Heureux celui qui croit sans voir.
-Non, je dirais plutôt que c'est de la pure folie... Par simple curiosité, comment comptez-vous aller dans l'autre monde? À pied? En sautant très haut?
-Nous pensons qu'un puits à Khâ-Men fait la liaison entre les deux mondes.
-Et pourquoi je vous aiderais? On se connaît à peine! Il y a deux minutes encore, vous étiez mes prisonniers!
-Je pense que votre coeur vous guidera, Werba, sourit la princesse. Qu'avez-vous à perdre?
-J'ai une famille qui m'attend en Sardaigne. L'oublier serait une faute qu'on ne me pardonnerait pas dans l'Au-delà.
-Et si je vous dis qu'il risquerait de ne plus y avoir d'Au-delà...
-Vous voulez rire? Vous voulez faire le travail des dieux?
-En effet...
-Pourquoi ne le feraient-ils pas eux-mêmes?
-Bonne question... Je suppose que si Cefope découvre que ses frères les dieux sont encore en vie cela ne ferait qu'aggraver les évènements.
-Votre histoire est folle. Les humains ne sont pas... Les Hommes ne sont que des Hommes, ne nous devons pas nous mêler de ce qui nous dépasse.
-Nous sommes assez pressés Werba. De toute façon, que vous l'acceptiez ou non, votre famille est menacée!
L’homme aux cheveux gris gratta sa barbe naissante du matin.
-Je vois que vous ne me laissez pas vraiment le choix... J'accepte, mais à une condition: si nous réussissons ou si votre histoire s'avère n'être qu'une légende, vous m'accorderez hospitalité dans une nouvelle villa à Thèbes pour toute ma famille. Si je travaille pour l'État, je veux être remercié et récompensé par l'État.
-Rien de plus naturel... accepta la princesse.
Le marin prit la main de Men-Néfert pour l'aider à se lever. Néféret-Linda aida Werba à le soutenir.
Ensemble, ils descendirent du bateau et se dirigèrent vers le centre du village abandonné.

*

L'endroit donnait la chair de poule.
Pas un chat dans les rues; seul le vent soufflait, poussant quelques cailloux par-ci par-là.
Un vieillard était assis, adossé contre la façade nord d'une maison abandonnée. Ce dernier jouait seul au Senet*.
Néféret-Linda lâcha le bras de l'adolescent aveugle pour questionner le vieux solitaire:
-Bonjour, je suis la princesse Néféret-Linda. Puis-je savoir où je peux trouver la maison hantée si réputée?
Le vieil homme à la longue barbe blanche ne semblait pas réagir, ce qui déplut fortement à Werba. Ce dernier n'appréciait pas du tout le comportement du barbu face à une personne de sang royal.
-HO! Elle te parle, vieil homme!
Tout en restant concentré sur son jeu, l'ancien pencha la tête puis sourit.
-Va-t'en marin, tu n'as rien à faire ici. Je suis le gardien du village, nul ne doit venir sur ces terres; les démons rôdent! Si tu tiens à la vie, pars sur le champ!
-Tu crois que tu me fais peur, vieillard?
-Un sage a une fois dit: « Suis ton coeur pour que ton visage brille toute ta vie »... Le tien ne brille pas beaucoup... Pourquoi as-tu menti à ces jeunes gens? Pourquoi les aides-tu contre ta volonté? Tu n'as pas de famille, tu es un brigand qui ne recherche que la fortune en volant des navires et en tuant leurs propriétaires!
Le marin avala sa salive. Comment savait-il cela?
-Arrête de dire n'importe quoi! Je suis marié et père d'une petite fille, tu te trompes!
-Les danses des ibis ne se trompent jamais.
-Que me racontes-tu là? Les enfants, laissons ce pauvre vieux fou et cherchons ce maudit puits!
Les paroles de Werba firent scintiller les yeux du vieillard; une flamme semblait se dégager de tout son être.
-Que viens-tu de dire? Connais-tu l'histoire de ce puits?
-Oui, il fait le passage entre notre monde et le monde Cyclique.
L'inconnu se leva brusquement.
-Le puits est détruit depuis des centaines d'années! Ce n'est qu'une légende!
La princesse prit la parole:
-Non, il relie toujours les deux mondes; Emmanaas est venue dans le nôtre pour le prouver.
-Emmanaas?! Qu'est-ce qui vous faire dire cela?
-Elle nous a remis le talisman de Salinerme. Tenez, jetez un oeil dessus! s'exclama Néféret-Linda en montrant du doigt le cou de Men-Néfert.
Le vieillard se dirigea vers l'adolescent qui baissait la tête. Il examina nerveusement la précieuse pierre.
-C'est exact! Comment diable a-t-elle pu sortir de ce puits sans que je m'en rende compte? J'en suis le gardien!
-Le gardien? s'étonna Men-Néfert. Qui êtes-vous exactement?
-Je m'appelle Malek. Je suis le père de Nefertoum, donc ton arrière-grand-père, Men-Néfert...
Le Balafré toussa à s'en arracher la gorge; voilà qu'il rencontrait pour la toute première fois ce dieu vivant, et il ne pouvait le voir.
-Je... Je croyais que vous étiez mort! Nefertoum me parlait de vous toujours au passé.
-Je suis le gardien des puits, je veille sur eux depuis cent quatre ans.
Werba, encore une fois, ne put se retenir de rire.
-Mais oui... Et moi je surveille le Nil depuis cent mille ans. Bon, les enfants on y va? Je croyais que notre temps était trop précieux?!
Le sage regarda intensément le marin; ce dernier tourna de l'oeil puis tomba doucement sur le sol.
-Qu'avez-vous fait?? s'affola la princesse.
-Je l'ai endormi. Je dois vous faire quelques révélations... En privé.

 

12.
Quoi de plus éprouvant et d'assommant que de traverser le Khaset*? Cette infinité de rouge et d'orange, ce domaine appartenant au dieu Seth, là où la vie n'existait plus.
Seule la compagnie du vent nous rappelait que nous étions encore dans le royaume des vivants.
Un hennissement retentit au loin brisant le lourd silence du désert.
Les deux cavaliers noirs coupaient en deux l'immensité des dunes de sable dans un élan presque parfait.
Seth-Nakht et « Griffes de Seth », les deux nouveaux amis, avaient décidé de conquérir le monde depuis le Temps Cyclique.
Recherchant désespérément le puits inter-cosmique du sud, ils avaient déjà parcouru tout le pays de Koush en quelques jours, mais aucun signe de grotte sans fin.
Chevaucher seul dans une région comme la Nubie, n'était pas sans danger. Qui savait ce qui pouvait se passer dans un endroit où la seule règle de vie était la force? Cette jungle où les Hommes étaient les maîtres, et non les dieux.
Grand nombre d'Égyptiens y étaient partis pour conquérir les mines d'or, mais jamais personne n'en était revenu... même pas les grands pharaons de l'ancien temps.
Tous ces mystères intriguaient le couple « Seth ».
« Pourquoi ce puits ne serait-il pas dans la grotte la plus cachée du pays de Koush? »
Ainsi, tous deux partirent pour Krimachael, un village nubien indépendant de l'influence égyptienne, dont la réputation était « le voyage sans retour ».
Après deux jours de course et de lutte contre eux-mêmes, ils arrivèrent enfin à ce village.
La traversée fut effroyablement longue. Le désert était plus grand que jamais. La soif était omniprésente dans chaque geste, dans chaque pensée. Le sable chaud et cet environnement étouffant n'avaient cependant pas découragé les deux amis.
Ils furent accueillis par des lances.
-Je me nomme Seth-Nakht, je suis venu en paix! déclara le colosse d'un regard incisif. Alors, baissez-moi tous vos jouets!
Les soldats encerclèrent les deux hommes.
-Crois-moi... Il ne faut pas leur parler sur ce ton, murmura « Griffes de Seth ». Ils ne sont pas totalement humains, ce sont des vrais monstres avides de sang égyptien.
Un grand Noir couvert de cicatrices avec une plume dressée sur la tête s'avança.
-Que veux-tu, étranger?
-Je cherche une grotte sans fin... Pourrais-tu m'aider? demanda Seth-Nakht.
-Étranger, ces terres ne sont pas faîtes pour un homme de ton espèce! Je sens ta fourberie jusqu'ici; ton âme est sale... Trop sale pour que nous vous aidions... Retourne d'où tu viens!
-QUI ES-TU POUR ME PARLER DE LA SORTE? Ne crois-tu pas que j'ai passé l'âge qu'on me dise ce que je dois faire? JE SUIS PRÊT À ME BATTRE CONTRE N'IMPORTE QUI, pour trouver ce maudit puits! TU M'ENTENDS? N'IMPORTE QUI!!!
La voix grave de l'adolescent résonna dans toute la Nubie; jamais une telle colère ne se fit entendre dans cette contrée. Ainsi Seth-Nakht était réellement la réincarnation du dieu Seth, le dieu de la violence et du Mal.
Son acolyte se sentait encore plus fort avec l'adolescent. Il savait que ce garçon avait l'âme d'un futur grand dirigeant.
Le chef de tribu poussa le sorcier et prit la parole:
-Qu'est donc ce puits, pour qu'il puisse tant t'intéresser?
-Aide-moi ou ne fais rien, mais ne pose aucune question! Je déteste les ignorants!
-Nous sommes cinquante grands guerriers maculés de sang égyptien... Vous êtes deux... Dans quel camp crois-tu que se cache la peur?
Seth-Nakht leva les bras vers le ciel puis ferma les yeux et d'un seul cri de rage hurla le nom de Cefope.
Tout à coup, à la stupeur générale, le ciel se couvrit et une lourde pluie tomba.
Un éclair s'élança sur le temple du village et le brisa net en mille morceaux.
Chacun s'inclina, même « Griffes de Seth », face à cet homme qui avait le pouvoir de communiquer avec les Primitifs.
Le chef du village prit ses jambes à son cou pour fuir les fureurs de l'étranger.
Seth-Nakht le rattrapa sans difficulté.
-Pour la dernière fois... Où est cette grotte?
La pluie dense commençait à asphyxier les plus petits végétaux, créant des boues inhabituelles et dangereuses. Pourtant chacun était figé tel du marbre. Comment se comporter face au surnaturel?
Le grand sorcier noir s'approcha doucement du colosse, leva le menton et déclara:
-Autrefois un homme sage est venu ici. Il recherchait comme toi un mystérieux puits dont le fond est interminable. À croire les Ancêtres, la fin de cette grotte déboucherait sur un autre monde. Personne ne l'a jamais trouvé, mais on raconte que celui qui le découvre ne reverra jamais les siens. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé avec le vieillard, nous ne l'avons jamais revu.
-As-tu une idée de l'endroit où l'on pourrait trouver cette grotte?
-Je pense qu'elle est située dans le sud extrême, près d'un lac. Selon une ancienne légende, vos dieux sortirent de ce lieu ésotérique dans une barque en or puis tombèrent sur le lac sacré et naviguèrent sur le Nil jusqu'à Khâ-Men, la première ville d'Égypte. Ils y restèrent plusieurs jours et chacun reçut des pouvoirs spécifiques. Mais tout cela ne reste évidemment que des histoires jamais vérifiées... Des légendes que l'on raconte à nos enfants pour les endormir.
-Pourrais-tu nous conduire à cette grotte, sorcier? demanda le colosse.
-Je... Je pourrais en effet.
-Dans ce cas partons tout de suite. Je tiens à la trouver le plus tôt possible!
« Griffes de Seth » fut estomaqué par la métamorphose de son adjoint. En quelques jours, il s'était transformé en un vrai conquérant. Sûr de lui, et plus puissant que jamais, ils ne pouvaient que réaliser leurs rêves dans l'autre monde.
Le trio, le sorcier en tête, se dirigea vers le chef.
-Chef Kris-Lyane, nous partons vers le grand sud. Puis-je compter sur toi pour veiller seul sur le village? Notre petite expédition sera brève de toute façon... dit-il, les yeux énormes.
Le regard complice des deux hommes alerta « Griffes de Seth » qui murmura discrètement quelques mots dans l'oreille de l'adolescent.
-Aucun problème... Que les dieux te protègent, sourit le chef du village.
Le sorcier demanda au géant et à son compagnon de bien vouloir l'attendre à l'entrée du village. Il devait amener quelques nourritures et affaires personnelles pour le voyage.
-Je me demande bien ce que nous mijote ce petit sorcier... s'inquiéta Seth-Nakht.
-Nous le découvrirons bien assez tôt! Tu m'as beaucoup impressionné tout à l'heure... Communiques-tu avec les dieux?
-Non, je ne pense pas, mais en tout cas, une force que je ne connaissais pas auparavant se développe en moi.
Le sorcier courut le plus vite possible auprès des deux hommes. Il ne voulait en aucun cas fâcher l'adolescent qui avait le pouvoir de contrôler le ciel.
-Excusez-moi... J'ai apporté quelques provisions et amulettes, afin de nous défendre contre les mauvais esprits.
-Ne perdons plus de temps... soupira le colosse. Un univers nous attend!
Le trio, cette fois-ci l'adolescent en tête, marcha d'un pas martial et rapide vers le milieu impitoyable qu'est la jungle nubienne.

 

 

 

13.
Men-Néfert avait perdu toute notion du temps.
Le rêve et la réalité ne formaient plus qu'un.
Quoi de plus cruel pour un Homme que de perdre la vue? Comment savoir si ce que nous entendons ou ce que nous sentons est une réalité et non un rêve sans l'aide de nos yeux?
L'adolescent sentait qu'il était allongé dans un endroit isolé.
Aucun bruit, aucune odeur.
Était-ce le soir ou le matin?
Le Balafré paniqua puis hurla le nom de la princesse. Cette dernière ne répondit pas tout de suite, il sentit juste des lèvres caresser les siennes. Des lèvres si douces ne pouvaient appartenir qu'à Néféret-Linda; du moins c'est ce qu'il espérait... Quelle situation plus embarrassante si ce n'était pas le cas?
Très vite, il posa ses mains sur le dessus de la tête de son agresseur et l'embrassa fougueusement.
-Où sommes nous? questionna le petit-fils de Nefertoum.
-Le sage nous a hébergés! Demain il nous emmènera au puits. Il sait tout sur nous, c'est incroyable. Il répondait à mes questions avant même que je ne les pose...
-Tu veux dire que nous sommes le soir?
-Oui en effet... Cela doit être insupportable d'être aveugle... Si je peux faire quelque chose pour toi…
-Oui... Reste près de moi, ton odeur me rappelle les moments que nous avons passés ensemble. Ta présence est synonyme de bien-être.
La fille d’Ahmès prit l'avant-bras gauche de Men-Néfert, le souleva et s'allongea tendrement au creux de son épaule.
-À présent, dormons, une rude journée nous attend demain.
-Werba est resté? demanda l'adolescent.
-Oui... Il dort juste en face de nous.
-Est-ce vrai ce qu'a dit Malek à propos de Werba?
-Il m'a avoué qu'il a tout inventé, mais je suis sûre qu'il reste un homme bon.
-Comment peux-tu en être certaine?
-J'ai côtoyé tant de monde au temple. Aujourd'hui je peux juger les Hommes à leur juste valeur uniquement en les regardant.
-Cela me rassure d'une certaine manière... Je suis donc un homme bon à tes yeux?
-Je n’ai rien dit de tel.
Soudain, Men-Néfert sentit des chatouillements au niveau de son ventre. Une étrange sensation d'écoulement d'eau chaude le long de sa blessure abdominale se faisait sentir.
L'adolescent ne put s'empêcher de demander à la princesse ce qu'elle était en train de faire, mais cette dernière semblait dormir profondément. Cet étrange sentiment de solitude dans un univers pourtant tant côtoyé rendit Men-Néfert inquiet. Tout à coup, il hurla de toutes ses forces: quelque chose venait d'entrer en lui. Touchant sa cicatrice d'une main nerveuse, il sentit aussitôt un liquide chaud et visqueux. Sa plaie s'était sans doute ouverte et le sang coulait à flot.
Le Balafré essaya de réveiller la princesse à côté de lui en la secouant, mais il avait l'impression qu'elle avait disparu... C'était comme si des sacs remplis de sable avaient remplacé le corps de la belle adolescente.
« Il faut que je sorte de ce cauchemar; ce n'est pas humain de perdre la vue sans raison! »
La colère du petit-fils de Nefertoum fut si puissante qu'il commençait à voir des formes, puis des couleurs et enfin des objets en face de lui. Men-Néfert fut évidemment surpris par ce miracle... Était-ce un rêve ou la fin de ce cauchemar?
Se frottant fortement les yeux, il se leva.
Étrangement, il était seul. Personne allongé à côté de lui, alors que quelques instants plus tôt son amie dormait paisiblement dans ses bras...
« Que s'est-il passé? »
Bien qu'il ait étudié grand nombre de coutumes étrangères, le décor du lieu lui était totalement inconnu.
Les murs étaient sombres; seule une sorte de papyrus totalement blanc était accrochée au mur.
Men-Néfert se rapprocha doucement de ce mystérieux morceau de feuille et commença à lire les hiéroglyphes dessinés dessus:

« Elle pensait qu'elle était dans un puits,
Le fond le présent, la surface la belle vie,
Où ses parents et ses amis
Lui serviraient toujours d'appuis.

C'est alors que comprit la belle,
Le fond le présent, une surface sentinelle,
Où ses parents et ses fidèles
Ne lui servaient plus d'échelle.

Sollicitant un ami pour être graciée,
Elle cherchait en vain un allié.
Puis commençait à prier pour trouver un associé,
Qui l'aiderait à remonter.

Levant la tête pour apercevoir les cieux,
Car désormais elle n'avait plus que d'yeux,
Que de quitter cet endroit odieux,
Guère joyeux pour retourner auprès des dieux.»

-Très beau poème! reconnu l'adolescent.
-Il te plaît? demanda une voix inconnue.
-Qui... Qui êtes-vous? s'affola Men-Néfert.
Un homme d'une stature impressionnante sortit de la pénombre.
L'adolescent fut choqué par sa laideur. Comment un homme pouvait dégager une telle force négative?
Sa présence lui donnait des nausées.
D'ordinaire tolérant envers ses semblables, le Balafré fut pour la première fois écoeuré par l'aspect physique d'un humain.
La peau verdâtre et aussi sombre que l'endroit, une moustache rousse et des tâches noires le long de son grand corps musclé, il ne pouvait être qu'un démon.
Subitement, plus rapide que l'éclair, l'homme hideux lui sauta dessus, l'étrangla avec ses puissantes mains, tout en regardant sa victime droit dans les yeux avec un sourire reflétant sa jouissance à le faire souffrir.
Un épais nuage blanc fit son apparition aux yeux de Men-Néfert avant qu’il ne sombre dans le chaos.

 

 

 

 

 

14.
Men-Néfert se réveilla en hurlant.
Néféret-Linda qui dormait dans ses bras fit un bond de plusieurs mètres. Werba et le sage, allongés un peu plus loin, s'enfuirent de peur.
Le Balafré devenait fou. Encore aveugle, il voulait s'arracher les yeux... Désormais son dernier souvenir était le sourire perfide du dieu des ténèbres. Il courut dans tous les sens, fonçant dans les murs. Sa peur était si grande et si intense, qu'il voulait mettre fin à ses jours. Il se précipita malgré lui vers une porte qu'il pulvérisa au passage.
Le sage essaya en vain de le stopper, car derrière cette porte se trouvait le puits inter-cosmique.
Malheureusement, l'adolescent furieux était aussi rapide et puissant qu'un athlète de haut niveau. Que pouvait faire un vieux sage âgé de plus d'un siècle et demi?
Le père de Nefertoum demanda donc à Men-Néfert de se calmer, mais ce dernier semblait brûler de l'intérieur. Sa folie était devenue incontrôlable.
La princesse et le marin étaient affolés; comment un homme aussi calme pouvait-il se réveiller avec une telle folie?
Perdre la vue était, en effet, un handicap sévère pour un Homme, mais était-ce vraiment à cause de cela que l'adolescent s'était réveillé de la sorte?
Werba murmura à l'oreille de la princesse:
-Que lui avez-vous fait? Je vous ai entendu discuter... On ne s'effraie pas ainsi sans raison!
-Je ne sais pas du tout ce qu'il s'est passé. On discutait, en effet, mais il s'est rapidement endormi... Je parlais dans le vide. Je pensais qu'il s'était envolé au pays des rêves...
-... Ou au pays des cauchemars...
-Cela pourrait justifier son comportement...
Men-Néfert se calma quelques instants.
-Ne bouge plus! hurla la sage. Un pas de plus et tu tombes dans le puits!
-Qu...
Le Balafré trébucha sur une brique abandonnée et tomba dans le trou se cognant la tête sur un rebord.
-Quel malheur! s'exclama le sage. Comment survivra-t-il dans la Douât1 sans pouvoir utiliser ses yeux?
-La Douât? Je croyais que ce puits nous conduirait dans l'autre monde! s'étonna la princesse.
-Oui... Mais le voyage dure plusieurs années dans un monde intermédiaire. Une sorte de monde lunaire, le monde des Primitifs pour être exact... Vous voyagerez en leur compagnie, mais seuls les Ouâb2 peuvent participer au voyage.
-Je dois comprendre que je ne peux y aller... soupira Werba.
-Qu'avez-vous à vous reprocher... Votre âme est-elle pure?
-Pour moi oui... pour les dieux, peut-être pas…
-Alors vous pouvez y aller sans crainte. Si personne n'accompagne Men-Néfert, il périra dans d'atroces souffrances. Vous devez partir tout de suite! s'exclama le vieillard.
Werba prit la main de la princesse et ensemble ils se dirigèrent vers l'énorme trou béant.
Le puits semblait interminable.
Quelques rayons bleus en sortaient de manière harmonieuse.
Les deux voyageurs étaient enfin prêts à se lancer, lorsque Werba demanda à Malek:
-Vous ne venez pas avec nous?
-Je suis bien trop vieux pour survivre à ce genre de voyage... Prenez cette croix ansée. ordonna-t-il, en leur tendant une amulette en bois du bout des doigts. Elle vous protégera!
Le marin l'attacha autour de son cou.
-Autre chose... Ne regardez jamais le démon en face, si vous le rencontrez; celui-ci peut lire dans votre âme en scrutant le fond de votre oeil. S'il découvre que vous venez d'un autre monde, votre mission s'achèvera de façon radicale pour vous... et pour l'humanité... Le soleil ne brille pas dans le monde Cyclique. Il fait toujours nuit, aucune étoile, aucune lune, seul un ciel sombre règne sur l'Empire du Mal.
-C'est tout?
-Oui, je crois... Bonne chance! Revenez vivant! Nous nous retrouverons donc dans quelques années, si tout se passe bien. Tâchez de passer inaperçus dans l'autre monde!
-Message reçu! Allons-y! s'exclama Werba.
Encore une fois, le vieux marin prit la main de la princesse et ensemble ils sautèrent dans la plus grosse entaille de la Terre.
Malek soupira puis sortit impassiblement de sa demeure.
-Que les dieux leur viennent en aide... pensa-t-il sincèrement.

*

Après une longue chute au centre de la Terre, le vieux marin et la fille du pharaon défunt se retrouvèrent allongés comme suspendu à une corde. Le sol ne semblait pas exister.
Du noir à perte de vue, seules quelques étoiles éclairaient faiblement l'immensité du lieu. Aucun bruit, aucune odeur, le calme à l’état pur. Seuls leurs yeux pouvaient admirer ce magnifique spectacle créé par les Primitifs eux-mêmes.
Une telle merveille ne pouvait être le fruit du hasard. Chaque Égyptien athée traversant ce passage pouvait être certain à son arrivée que les dieux vivaient parmi eux dans le monde Linéaire.
Plusieurs supernovae explosaient sous leurs yeux ébahis. Détruire des étoiles pour en créer d'autres, des plus grandes, des plus belles était tout simplement des activités communes pour les Primitifs; mais le destin leur laisserait-t-il le loisir de continuer?
Chaque étoile était l'esprit d'un pharaon ou d'un grand Homme. Ce monde lunaire, intermédiaire entre le Temps Cyclique et Linéaire était l'endroit où les dieux, les morts et les vivants pouvaient communiquer entre eux sans frontières, sans hiérarchie; seuls l'amour, l'amitié et la confiance régnaient dans cet endroit.
Werba et la princesse savaient qu'ils marchaient vers l'inconnu.
Comment se diriger?
Le soleil était présent mais il n'était pas sous la même forme que sur Terre; il n'y avait plus de nord, plus de sud, plus d'est ni d'ouest. Seul l'infini les accompagnait dans ce voyage surnaturel.
Ils n'avaient pas l'impression d'avancer, mais l'homme inerte allongé au loin sur le dos leur donnait un espoir de retrouver Men-Néfert dans cette jungle des étoiles.
Néféret-Linda se précipita vers le corps. Qui d'autre pouvait bien être ici? Courant à perdre haleine, elle se retrouva en face du corps en quelques instants.
Il s'agissait bien de Men-Néfert, mais du sang avait taché sa poitrine. La jeune femme, pétrifiée de peur, cessa de respirer. Ne pouvait-il pas mourir prématurément dans un tel lieu? Cet endroit n'était-il pas le domaine du tribunal céleste? La porte de l'Au-delà ne devait donc pas être très loin...
Elle posa la tête de son amant sur ses genoux et lava le sang qui lui coulait des yeux avec le châle qu'elle portait sur ses épaules.
Werba arriva peu de temps après; les deux voyageurs se regardèrent, les yeux brillants de peur.
-Nous sommes perdus... Nous n'avons pas posé assez de questions au sage. Nous ne savons strictement rien sur cet endroit... soupira le vieux marin.
-Ne vous en faites pas! Si Men-Néfert meurt, il nous restera plus qu'à mourir également!
-Nous devrions lui enlever le talisman... C'est peut-être lui qui est responsable de sa crise!
-Je n'y avais pas pensé...
Werba arracha la chaîne du précieux bijou d'un coup sec et rapide; le sang cessa de couler des yeux du Balafré, mais ce dernier était toujours dans un piteux état.
-Men-Néfert, c'est moi, Néféret-Linda, tu m'entends?
-Je crois que c'est la fin... soupira le marin.
-Non, je refuse. Il est en vie, j'en suis sûre!
-Mais qui est en vie? Nous ne savons même pas si nous sommes dans un endroit réel!
-Faites ce que vous voulez, je reste auprès de Men-Néfert.
-Très bien... Je vais donc vous laisser. Il faut que je trouve un moyen pour repartir d'ici... Je reviendrais si je...
-C'est ça... Bonne chance! s’exclama-t-elle en pleurant.
Le vieux marin s'éloigna sans se retourner alors que la fille du pharaon défunt s'allongea dans les bras de son amant.

*

Après un long moment, une étincelle surgit au loin. Ce décor si grandiose ne laissait s'exprimer la beauté de cette lumière émergeant des ténèbres.
La princesse rêvassait dans les bras de Men-Néfert et ne put s'empêcher de penser que chacune de ces étoiles pouvait être l'esprit de son père.
Une femme aux cheveux rouges et au visage triangulaire s'avançait discrètement vers le couple désespéré. Néféret-Linda crut que ses yeux lui jouaient un mauvais tour, mais tout cela semblait être tellement vrai.
-Bonjour, altesse... Je m'appelle Emmanaas.
La princesse avala sa salive.
« Enfin. »
Tout n'était pas perdu d'avance.
-Vous existez donc vraiment?!
-Je suis venue vous aider. Les Primitifs m'ont dit que vous étiez les élus pour sauver le monde Linéaire. Cet endroit est un vrai piège, la beauté fait tourner la tête des voyageurs ignorants et ils meurent d'admiration, oubliant la faim et la soif. Seules les âmes pures sont dirigées par les dieux, et aujourd'hui, c'est moi votre guide.
-Pourquoi Men-Néfert a-t-il perdu la vue?
-Porter le talisman autour du cou est dangereux. Il attire les démons du monde Linéaire. En temps normal, toute personne en contact avec cet objet devient perfide, mais d'après ce qu'on m'a raconté, le talisman transfère les pouvoirs physiques de Men-Néfert vers Seth-Nakht. Tout son côté négatif est absorbé par ce dernier. Il est donc normal que votre ami ait perdu une grande partie de ses forces. Vous pouvez laisser mon talisman ici désormais: dans un tel lieu il ne dérangera plus jamais personne.
-Vous voulez dire qu'il va s'en sortir?
-Sais-tu où tu te trouves? Dans le monde des Primitifs, tout est possible, personne ne meurt ici! Je vais même améliorer ses sens. Il pourra lire dans les âmes, entendre et comprendre les animaux pour communiquer indirectement avec les dieux.
La princesse sourit.
-Existe-t-il une réincarnation?
-Les Hommes bons se réincarnent en animaux, c'est pourquoi à ton retour ou sur l'empire des ténèbres n'oublie jamais d'observer le monde animal, il essaye toujours de nous dire quelque chose!
-Y a-t-il des animaux dans le Temps Cyclique?
-Oui, mais ils sont très laids par rapport à ceux du monde Linéaire! Ce sont surtout des araignées géantes et des serpents mangeurs d'hommes.
-Quand pensez-vous que Men-Néfert sera guéri?
-Tout de suite...
Après ces paroles, le Balafré se leva doucement, comme s'il venait de sortir d'un paisible rêve.
-Bonjour Men-Néfert!
L'adolescent porta ses mains sur ses oreilles.
-Hummmm.... Pourquoi parlez-vous si fort?
-Mes soins particuliers ont l'air de fonctionner! sourit Emmanaas.
-Où sommes nous encore?
Men-Néfert fut étonné d'entendre une réponse à l'intérieur de lui-même; c'était comme si la princesse lui avait répondu sans lui parler.
-Que m'arrive-t-il? Je vois encore mieux qu'avant ma cécité et j'entends ce que vous pensez!
-Vous me reconnaissez? demanda l'ancienne femme de Cefope.
-Oui, vous m'avez donné ce maudit talisman... D'ailleurs où est-il?
-Il est à vos pieds; laissez-le ici, c'est lui qui est responsable de vos souffrances. Ce n'est pas le genre de bijou que l'on peut se permettre de porter autour du cou!
-Pourquoi l'avez-vous emmené dans notre monde?
-Je devais fuir le mien; j'y souffrais trop. Je suis tombée par hasard dans le puits inter-cosmique du nord, mais je savais pertinemment qu'un jour ou l'autre Cefope me retrouverait. Le seul moyen de lui échapper était de couper la liaison entre les deux mondes, et ça je ne savais pas comment faire; seul Nefertoum pouvait le savoir, car ses aïeux ont le sang divin de Thot.
-Je croyais que seul les sages de l’élite connaissaient l’existence des puits...
-Une force étrange m’y a amenée. Quelqu’un a exécuté mes prières. J'ai fait comme vous ce voyage ici, dans la Douât. Un esprit m'a guidée pour arriver dans le Temps Linéaire, cet esprit était le fils de Thot le Sage, il m'a tout raconté.
-Je ne comprends pas pourquoi les dieux ne peuvent détruire le passage...
-Pour que le passage soit définitivement coupé entre les deux mondes, il faut briser la communication depuis le monde Cyclique. C'est une sorte de défaut de fabrication... Les Primitifs n'osent pas s'aventurer dans le monde parallèle car Cefope les repéreraient bien trop rapidement, ce qui ne serait pas le cas pour un être humain.
-Mais ce sont les dieux qui ont construit cette porte? Pourquoi ne peuvent-ils plus aujourd'hui l'atteindre sans être repérés ou du moins faire quelque chose pour empêcher Cefope de venir dans notre monde?
-Vous savez, Men-Néfert, les dieux sont des êtres qui ne peuvent se projeter dans l'avenir comme nous pouvons le faire. Ils n'ont pas la même conscience que les humains. Les Égyptiens considèrent souvent leurs dieux comme des Hommes avec des super pouvoirs... Ce qui est totalement faux; les Primitifs possèdent la magie, mais pas l'intelligence des humains… enfin disons que leur intelligence est radicalement différente de la nôtre. Aucun dieu ne veut prendre le risque de changer quoi que ce soit dans le cours de l'Histoire; d'une part parce qu'ils ont peur d'affronter Cefope, et d'autre part parce qu'ils pensent que les Hommes peuvent accomplir adroitement leurs désirs. Vous êtes des sortes de pions que les dieux contrôlent.
-Et vous, vous êtes quoi au juste?
-Cefope m'a forcée à l'épouser pour lui donner une descendance, mais grâce aux Primitifs, je suis stérile! Cefope est têtu, il ne désire que des enfants de moi, il me violait tous les jours depuis maintenant plus de quatre cents ans...
-Quatre cents ans? Vous êtes humaine?
-Je suis autant humaine que vous, comme tous les Hommes du monde Cyclique. Seulement dans notre monde, le temps n'évolue pas comme chez vous.
-Il y a quelque chose que je n'arrive pas à cerner... réfléchit Men-Néfert. Notre présence ici prouve que la religion égyptienne est le seul et unique culte qui devrait exister... Pourquoi les autres peuples vénèrent-ils des dieux qui n'existent pas? Ne se rendent-ils pas compte qu'ils prient dans le vide?
-C'est peut-être votre grand problème à vous autres, les humains du monde Linéaire; vous croyez toujours détenir la vérité... Cette vérité n'existe pas! Chacun voit les choses à sa manière; il n'existe pas de normalité. Ce que vous appelez « Amon », les Khétas le nomment « Teshub » et les Grecs « Zeus ». Au fond c'est toujours un peu la même chose, seul le nom est différent.
-Mais alors pourquoi les dieux aident-ils de temps à autre une civilisation puis son ennemi? Sont-ils à ce point sadiques?
-Il s’agit d’un équilibre naturel. Les Primitifs ne tuent pas par plaisir, mais par obligation. C’est une sorte de sélection tirée au hasard pour que les humains puissent survivre à eux-mêmes! Comme nous n’avons pas de prédateurs, si nous ne nous entretuons pas, nos effectifs seront très rapidement trop nombreux et ce serait la perte de notre espèce, soit par le manque de place, soit par la manque de ressources vitales. Toute personne qui craint la mort refuse de rendre l’âme, et croit que la médecine et le progrès technologique vont lui apporter l’immortalité. Alors qu’en réalité cette fausse croyance condamne toute l’espèce. C’est malheureusement un scénario qui s’est déjà déroulé, vous n’êtes pas la première génération d’humains. Il existait une première version du monde voila bien longtemps maintenant. Les sages de l’élite les nomment les « Anciens ». « Ceux qui étaient là avant nous. » D’ailleurs, il existait d’autres dieux avant les nôtres. Contrairement au temps que vous connaissez, le temps qui passe dans la Douât et dans l’autre monde n’est pas linéaire, il n’y a jamais eu de commencement et il n’y aura jamais de fin. Il est cyclique telle la succession des jours. Il y a l’aube, une longue et heureuse journée, un crépuscule puis la nuit. Pour que le jour dure le plus longtemps possible, les Primitifs sont obligés de répandre des famines, des guerres et des maladies pour équilibrer le tout. Peu importe les pensées des Hommes ou leurs actions. La mort, disons plutôt la Sélection, ne fait pas dans le détail. Elle a un quota. Point final.
-Ne serons-nous donc pas puni si notre cœur est plus lourd que la plume divine de Maât?
-Bien sûr que si. La mort n’est pas une finalité. Le rôle des dieux est aussi de trier les âmes. Un criminel est une erreur de création. Il n’aura pas le droit de revivre. Tout ce qui le composait sera détruit. Son existence sur Terre aurait été une perte de temps pour tout le monde.
-Comment se faire pardonner? demanda le vieux marin, intéressé.
-Dans ton cas, il n’y a plus qu’une seule chose à faire: le sacrifice pour une cause qui aiderait l’humanité.
-Aider ces adolescents serait suffisant?
-Peut-être. Ce n’est pas à moi d’en juger. Trêve de bavardages, le voyage dure cinq années. Nous aurons bien du temps pour discuter; je vous apprendrai tout sur le monde Cyclique.
-Nous vous suivons! s'exclama Men-Néfert.

 

 

15.
Le vizir Kamose venait tout juste de quitter le royaume terrestre.
Peu avant sa disparition, le précepteur de la belle princesse avait souhaité voir Nefertoum monter sur le trône d’Égypte.
Ce dernier, âgé de plus de cent ans, vivait avec son père, Malek, qui l'avait rejoint peu de temps après le grand saut de son arrière-petit-fils dans la Douât.
Le fils en profita pour nommer le père vizir, qui était pour lui son modèle masculin.
Le fils Pharaon,
le père Vizir,
le petit-fils, élu pour sauver la Terre...
Quel destin hors du commun pour cette famille!
Après avoir passé des mois et des mois dans un bureau à redresser les conditions de vie des Égyptiens, Nefertoum et son père avaient décidé de se reposer.
Ils étaient adossés contre un sycomore dans une petite rue de Thèbes, loin du palais, loin des soucis, comme de simples vieux paysans.
Qui aurait cru que l'un de ces deux vieillards était Pharaon et l'autre Vizir?
-Je ne cesse de penser à mon petit-fils... soupira Nefertoum. Il me manque tellement!
-Je sais... Il a le coeur noble et pur; il réussira la mission que tu lui as confiée.
-Je me demande également où se trouve Seth-Nakht, ce maudit traître! Voilà plus de quatre ans que je suis sans nouvelles d'un « Griffes de Seth » et d'un « Seth-Nakht ». Ils portent bien leurs noms ces deux monstres!
-La patience est une qualité indispensable pour un roi... Ne t'en fais pas… Où qu'ils soient, je suis sûr que pour eux l'Égypte n'est qu'un mauvais souvenir.
La tête rejetée en arrière, le centenaire tourna doucement son visage vers Pharaon.
-Comment as-tu fait pour survivre dans le désert?
-Je m'étais préparé au pire... J'ai demandé à des soldats de nous suivre discrètement. Cette prudence m'a sauvé la vie.
Malek regarda le ciel.
-Qu'est-il arrivé à ton fils?
Le roi avala difficilement sa salive.
-Il a été assassiné avec sa femme par des démons bédouins lors d'une négociation sur un territoire que contrôlaient les Khétas. Men-Néfert était à leurs côtés ce jour là. C’est une lame de ces criminels qui a entaillé son visage.
-Quelle tragédie...
-Je les aimais tellement; pourquoi les dieux sont-ils aussi cruels?
-Je suis désolé... Je ne savais pas... Pourquoi ne me l'avoir jamais dit?
-Parce que tu ne me l'as jamais demandé!
Une quinquagénaire aux formes d'adolescente passa à proximité des deux vieillards. Les deux hommes ne purent s'empêcher de la suivre du regard.
-Quelle femme! s'exclama Malek.
-Le vizir semble oublier qu'il était marié...
-Le plaisir de vivre appartient à tout homme.
-Bien sûr... C'est incroyable que nous soyons en train de nous reposer. Y a-t-il eu seulement un seul Pharaon qui ait eu l'audace de faire ce que nous faisons aujourd'hui?
-Aujourd'hui, l'Égypte est à son apogée: paix et richesse... Je n'ai jamais eu aucune plainte depuis que tu m'as confié les pouvoirs du Tjaty. Un peu de repos ne fera jamais de mal à des vieillards de notre espèce!
-Tes prédécesseurs avaient menti; notre Ta-Mery n'est pas capricieuse. Il suffit de savoir écouter son peuple pour qu'elle prospère en paix.
-Ne crois-tu pas au calme avant la tempête?
-Je profite surtout du présent. Qui sait ce qui nous attend demain?
-J'ai foi en Men-Néfert; il nous sauvera.
-Connais-tu Werba... Un marin?
-Oui, c'est un criminel, je crois.
-Il accompagne ton petit-fils et la princesse dans l'autre monde!
-Es-tu sûr que nous parlons du même marin... Celui que je connais est Sarde et est responsable de nombreux meurtres!
-La princesse l'a choisi comme compagnon de route.
-Aurait-elle perdu la raison? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt?
-Parce que tu ne me l'as jamais demandé! s'exclama Malek, lui jetant au visage la phrase qui l'avait blessé quelques instants auparavant.
« Ainsi, mon vieux père a encore un peu d'humour » pensa Nefertoum.
-Que sais-tu de l'autre monde? demanda Pharaon.
-Cefope est un dieu exécrable. Il ressemble pourtant à un homme, mais il a le teint vert, couvert de taches noires, de longs cheveux et un bouc roux. Il crache lorsqu'il parle et sent la mort. Il peut lire les pensées des Hommes juste en les regardant dans les yeux. C'est une caricature du Mal… mais est-ce vraiment la vérité? Ceci, personne ne peut le dire. Aucun humain de notre monde n'a eu l'opportunité de le rencontrer. Ces descriptions viennent de mon père qui lui-même détenait ces informations de son père, et tu peux remonter jusqu'à Thot, le Sage.
-Il est moins puissant que nos dieux. Pourquoi tout le monde le craint?
-Lui seul est immortel, nos dieux peuvent mourir... Il est capable de voyager dans le temps dans son monde. Il a donc accumulé une force incroyable et une armée puissante, mais comme il n'y a pas de système de loi, l'anarchie règne, et les sciences n'avancent guère. Il nous terroriste car il est une maladie à laquelle on ne peut échapper. Nombreux ont été les complots humains pour le faire disparaître mais aucun n’a fonctionné. Cefope c’est le désespoir à l’état pur. Il est la torture de l’esprit.
-Les Primitifs ne peuvent s'unir pour détruire son armée et son chef?
-Les dieux ne connaissent pas l'unité. Chacun ne s'occupe que de sa fonction.
-Ne luttent-ils pas ensemble tous les jours contre Apophis dans la Douât?
-Selon la prophétie du Mal, Cefope régnera dans les deux mondes. Il portera le nom d'Apophis et les dieux s'uniront pour le détruire, mais ce n'est qu'une légende qui ne s'est pas encore déroulée.
-Pourquoi le monde est-il si complexe?
-Il paraît que les divinités elles-mêmes possèdent leur propre dieu... Personne ne connaît vraiment la vérité... même pas les Primitifs.
-Pourquoi personne ne la recherche?
-La plupart des Hommes croient uniquement en ce qu'ils voient et ils s'en contentent. Nous ne sommes que de passage. Une existence humaine ne suffira jamais pour comprendre les mystères du monde vivant. Je suis âgé de plus d’un siècle et les questions que je me posais enfant n’ont toujours pas eu de réponses... et pourtant je fais partie de l’élite... Ton rôle est de faire le lien entre les Hommes et nos divinités; le reste ne te regarde pas. Nous sommes bien plus heureux lorsque nous vivons comme des animaux inconscients. Le devoir de Pharaon est d’éviter à ses sujets de souffrir dans des réflexions qu’ils ne maîtriseront jamais.
Nefertoum se leva à l'aide de sa canne.
-Retournons au palais, j'ai décidé d'informer le peuple que l'Égypte n'est pas le centre de l'Univers. Si Men-Néfert échoue dans sa mission, le monde doit savoir à quoi s'attendre.
-Ne trahis pas des générations de silence.
-Mentir n'est pas une solution.
-Personne ne ment! s'emporta Malek. Nous taisons une vérité dangereuse qui ne sèmera qu'une panique! Une personne peut comprendre mais en foule les Hommes sont stupides! Pouvons-nous maîtriser une émeute, une révolution? Ne risque pas l'anarchie pour une vérité qui n'est que partielle!
-Chacun a le droit de savoir ce qu'il en est du monde.
-À quoi bon? Crois-tu avoir plus de sagesse que ton père et tes aïeux?
-Je n'ai peut-être pas ta sagesse et ton expérience de la vie, mais je pense être clairvoyant et mon intuition me dit de ne pas rester passif. Et... Ne suis-je pas le premier pharaon de notre famille?
-En effet... Fais ce que les dieux te disent de faire. Suis ton coeur pour que ton visage brille toute ta vie.
-Oui... C'est ça... Repose-toi sur les maximes des Ancêtres...
-Serais-tu en train d'affronter ton vieux père et vizir?
-Non... Arrêtons nos enfantillages! C'est une décision que je prends en tant que roi d'Égypte.
-Je suis aux ordres de Pharaon, s'inclina Malek.

 

 

 

 

16.
Cinq années s’étaient écoulées.
Men-Néfert et Néféret-Linda, maintenant âgés de vingt-deux ans et Werba, toujours quinquagénaire, voyageaient dans le monde intermédiaire, le monde des dieux, en compagnie d'Emmanaas.
Le voyage dans la Douât était paisible: Hâpy, dieu du Nil, les poussait sur une sorte de barque géante vers le monde Cyclique.
Le petit-fils de Nefertoum et la fille d’Ahmès s'étaient fiancés.
D'ordinaire pour être mari et femme dans la société égyptienne, il suffisait que le couple passe une nuit ensemble. Or, dans cette situation, une quelconque union corporelle s'avérait être complexe dans un esprit de pudeur; c'est pourquoi les deux adolescents, désormais adultes, s'était promis au mariage dès leur retour dans leur monde.
Le Balafré avait profité du voyage pour apprendre d'autres façons de se battre grâce aux conseils du vieux marin qui était devenu son ami.
De son côté, Werba avait trouvé en Men-Néfert un confident et un ami honnête.
Emmanaas avait appris à Néféret-Linda l'utilisation de la Salinerme: elle pouvait désormais en fabriquer seule et elle connaissait absolument toutes ses vertus.
Ce que personne ne savait dans le monde Linéaire, c'était que la Salinerme sous forme liquide était comestible pour l'Homme; et comme il était également possible de multiplier sa quantité sans aucun réactif, la Salinerme était donc inépuisable et immortelle.
Ainsi durant ce voyage de cinq années, les voyageurs du monde Linéaire s'étaient nourris essentiellement de Salinerme.
Le trio avait également eu de nombreuses discutions philosophiques avec Emmanaas. La sagesse égyptienne fut pour la toute première fois de l'Histoire partagée par une personne d'un autre monde, et la « sagesse » Cefopienne fut également partagée pour la première fois par des habitants du Temps Linéaire.
Totalement prêts à affronter l'autre monde, la mission allait sûrement être plus facile que prévue.
Trois années auparavant, l'esprit d'Emmanaas avait remarqué qu'une nouvelle étoile avait explosé. Elle en avait conclu qu'un nouveau pharaon était monté sur le trône.
Men-Néfert comprit tout de suite qu'il s'agissait de son grand-père. En bonne relation avec le Tjaty Kamose, Nefertoum était le seul homme digne d'accéder au Pouvoir suprême.
Que ce dernier devienne Pharaon ne fut qu'une suite logique des évènements.
Tout à coup, le cosmos sembla se stopper. Un énorme trou noir se dilata au-dessus de leur tête.
-Le voyage est terminé mes amis, déclara Emmanaas. Nous allons devoir nous séparer ici. Comme vous le comprenez, je ne peux vous accompagner plus loin.
-Merci pour tout, Emmanaas. J'espère que nous nous reverrons très bientôt. sourit Néféret-Linda.
-Moi aussi... Si ce n'est pas le cas, j'accueillerai mon cruel ex-mari et le chaos régnera pour l'Éternité... Ne l'oubliez pas...
La grande femme aux cheveux rouges disparut, puis quelques instants plus tard, le trio se trouva dans un immense champ vide.
Le ciel, totalement noir, semblait ne pas exister.
L’odeur de la mort planait.
C'était le monde Cyclique, c'était le monde de nos cauchemars.
Le Balafré prit la main de la princesse; ce qu'il vit le cloua au sol: Seth-Nakht, âgé d'une trentaine d'années, était en face de lui avec son fidèle adjoint « Griffes de Seth ».
Werba ne vit que les petits yeux noisette de son agresseur avant d'être impitoyablement assommé.

 

17.
Le bruit d’un claquement de main sur une joue retentit dans la tête de Men-Néfert. Le jeune adulte mit très peu de temps pour se rendre compte que son ami, étrangement âgé d'une dizaine d'années de plus que lui, était en train de l'attacher à une sorte d'arbre géant.
Werba et la princesse étaient allongés sur le sol en face de lui.
-Bonjour, Men-Néfert, me reconnais-tu?
-Comment oublier ton visage?! s'exclama le Balafré.
-Je te présente « Griffes de Seth », il est mon bras droit... Tu vas bien, mon frère?
-Tu oses m'appeler « mon frère » alors que tu as abandonné ton père adoptif, qui est également le mien, en plein désert!
-Comment sais-tu cela? demanda Seth-Nakht, surpris.
-J'ai reçu des dons au cours de mon voyage. Lire à travers ton âme est un vrai jeu d'enfant pour moi.
-Les temps changent, comme je te l'avais déjà dit autrefois. Il faut savoir s'adapter à ses rêves. Le mien est tout tracé: je suis général en chef de l'armée de mon Maître: Cefope.
-Toi... général? Tu plaisantes? Que fais-tu ici?
-Nous sommes tombés dans le traquenard d'un sorcier nubien qui a essayé de nous tromper... Mais en nous trahissant il nous a ouvert le chemin de l'autre monde.
-Pourquoi nous attacher à cet arbre?
-Ce n'est pas un arbre... Ici, nous appelons tout ce qui est vivant
« Hemou* ». Ce terme désigne tout ce que mon Maître méprise, y compris les Hommes d'ici, qui sont presque tous ses esclaves.
-Ne me dis pas que tu as adhéré à cette idéologie?!
-J'ai trouvé ma voie: servir Cefope.
-Tu es donc, toi aussi, devenu un de ses esclaves.
-Il faut savoir parfois accepter de servir pour mieux gouverner. Ne reste plus qu'à savoir si tu me suis… ou si tu m'affrontes.
-Ah... Le fameux choix... Crois-tu que notre amitié soit plus forte que nos ambitions respectives?
-Je te l'ai déjà dit: je crois en ce que je vois, rien de plus.
-Dans ce cas, tu ne verras que de la colère sur mon visage.
-Je suis un des hommes les plus puissants de l'Univers... Pourquoi n'acceptes-tu pas de suivre mon chemin, regarde où cela mène!
-Je suis heureux et j'aime l'Égypte plus que tout. La trahir, ce serait trahir ma raison d’être.
-Je savais que tu refuserais. Je voulais juste en être certain. Cependant je ne vais pas te faire de mal... du moins, pas dans l’immédiat. J'ai encore besoin de toi.
-Besoin de moi?
-Oui, il faut que tu m'aides à prouver l'existence de notre monde; Cefope ne me croit pas. Il m'a fait arrêter pour hérésie au début de notre rencontre…
-Dommage qu'il ne t'ait pas fait exécuter!
-Mais avec le temps, il a reconnu que je n'étais pas taillé dans la même roche que ses compatriotes, alors il m'a accordé une chance. Ma détermination et mon arrogance m'ont permis de devenir général en très peu de temps. Aujourd'hui je suis, selon lui, le soldat le plus talentueux de tous les temps...
Le Balafré regarda le ciel sombre puis sourit.
-Quels talents?
-Je suis le plus fort; j'ai battu ses meilleurs hommes et aujourd'hui je les dirige d'une poigne de fer.
-En résumé, tu désires m'utiliser pour détruire l'Égypte... Oublierais-tu que j'ai offert ma vie à sa survie?
-Dans ce monde, les moyens de torture sont extrêmement pénibles. Crois-moi : les souffrances d'ici dépassent, et de loin, celles de notre mort.
-Que comptes-tu faire de mes amis?
-Le marin va être exécuté tout de suite pour te montrer que nous ne sommes pas en train de plaisanter.
Le géant attrapa la gorge de Werba, souleva ce dernier d'une seule main et, d'un coup sec et violent, le jeta sur son genou droit, lui brisant la colonne vertébrale.
-Vois ce que nous apprenons ici! s'exclama Seth-Nakht en regardant la dépouille du marin. J'ai perdu toute pitié pour les humains. Quant à la princesse, je t'accorde encore une nuit avec elle, puis, demain, vous direz tout à Cefope. Ensuite nous envahirons l'Égypte et les autres pays du monde Linéaire et je serai le maître de notre Terre adorée.
Men-Néfert, choqué par la cruauté de son ami d'enfance, murmura:
-Laisse la en-dehors de tout ça... Elle n'y est pour rien!
-Des millions d'Hommes de notre monde seront réduits à l'état d'esclaves. Crois-tu qu'ils y sont pour quelque chose?
-Si tu penses dans ce sens, pourquoi les sacrifier?
-Pour moi, il y a deux sortes d'Hommes: les Seigneurs et les Esclaves. Ici, les Esclaves sont nommés « Hemous » et les Seigneurs « Fils de Cefope ». Dans le monde Linéaire, les Esclaves sont nommés « Paysans » et les Seigneurs « Nobles ». C’est comme chez nous, sauf qu’ici, il y a l’hypocrisie en moins. Je vénère ce système, les Seigneurs sont plus puissants que jamais.
-Tu me dégoûtes! s'exclama le Balafré qui en profita pour cracher sur le visage de Seth-Nakht laidi par le temps.
« Griffes de Seth », scandalisé par l'insolence de Men-Néfert, frappa avec véhémence ce dernier d'un coup de coude sur la tempe.
Le petit-fils de Nefertoum s'évanouit en voyant une dernière fois le visage de son ami d'enfance qui l'avait trahi au plus profond de son coeur.

 

18.
Men-Néfert se réveilla dans une cellule aux murs sombres.
De petites lumières rouges brillaient dans chaque recoin de la minuscule pièce, comme s'il s'agissait d'yeux d'esprits maléfiques.
Il remarqua, peu de temps après, qu'il était adossé et attaché à un mur chaud et visqueux.
Près de lui, à sa droite, se tenait sa fiancée, dont le visage était couvert de sang.
Un pincement au coeur arrêta sa respiration...
Que deviendrait-il si sa bien-aimée mourrait ici?
La lourde porte en bois s'ouvrit et apparut le démon de son cauchemar, accompagné du général.
-C'est lui, ton soi-disant compatriote? demanda le dieu des ténèbres.
-Oui... Interrogez-le et vous verrez que je dis la vérité depuis le début.
Le démon se rapprocha et regarda Men-Néfert droit dans les yeux, mais ce dernier n'oublia pas le conseil de Werba. Il ferma aussitôt ses paupières pour l'empêcher de lire dans ses pensées.
Cefope hurla: couper net la liaison homme-dieu était pour ce dernier insupportable.
-Je n'ai pas de temps à perdre! Emmène-le dans la chambre de torture céleste!
Seth-Nakht sourit de plaisir; ainsi son meilleur ami allait goûter à la plus douloureuse des tortures: « l'Ablation de l'âme ».
Deux gardiens casqués s'avancèrent, détachèrent le prisonnier et l'emmenèrent dans la salle d'à côté.
Le Balafré, à moitié inconscient, ne comprenait pas ce qui se passait.
L'homme tatoué d'une tête de mort sur l'épaule, symbole d'appartenance au démon, l'attacha à une immense planche de bois.
La pénombre se fit, violemment, encore plus sombre.
Le silence.
« Griffes de Seth » apparut armé d'un long couteau, dont le manche était sublimement orné d'or et de pierres précieuses.
-Tu vas énormément souffrir ces prochaines heures. Un seul moyen pour que tout cela s'arrête: dis toute la vérité à mon Maître, tout de suite!
-Mais c’est toi... qui ... qui... tu... tu as tué mes pare...
L'homme en noir s'approcha, se concentra comme s'il avait l'intention de le transpercer avec sa dague.
Men-Néfert savait que sa vie était bien trop précieuse pour qu'on le torture comme un simple brigand. Mourir n'était pas une solution. Pourquoi le transpercerait-il aussi vulgairement? Il eut à peine le temps de se rassurer qu'il sentit la lame du poignard traverser son coeur. Le Balafré toussa, avala difficilement sa salive, regarda durement son bourreau, surprit et déçu.
Il sentit la mort l'envahir, puis ferma doucement les yeux avant de rendre l'âme.
« Griffes de Seth » se retira sans dire mot. Ne venait-il pas de tuer le plus précieux des témoins du monde Cyclique? Il rejoignit son acolyte dans la cellule où était enfermé Men-Néfert avant son exécution.
-C'est bon! s'exclama-t-il, satisfait.
-Excellent... Maintenant, occupe-toi de la princesse.
L'ami de Seth-Nakht s'approcha placidement de Néféret-Linda puis s'accroupit et regarda tendrement le visage de la belle.
« Quel dommage de sacrifier une si belle femme... »
Il caressa sa joue droite avec la paume de sa main gauche.
-Désolé princesse, mais mon devoir exige de vous tuer.
La princesse, inconsciente, était couverte de sang et de poussière, mais cela n’altérait nullement sa noblesse et sa beauté éblouissante.
L’homme en noir la détacha et l'emmena, comme Men-Néfert, dans la pièce d'à côté.
La même sentence s'exécuta.
-Voilà qui est fait, que faisons-nous maintenant?
-Attendons la fin de la nuit, Cefope les ressuscitera demain matin. Quoi de plus douloureux que de mourir plusieurs fois? Personne ne peut persister à nier dans de telles conditions de torture!
-Comment fait-il pour les ressusciter?
-Aucune idée. J'espère de tout coeur que sa magie fonctionnera, sinon nous risquons de perdre notre crédibilité.
-Pourquoi ne pas les avoir torturés à ma manière? Moi j'aurais pu les faire parler!
-Non, rien ne les effraye. Je connais Men-Néfert; il est capable d'oublier la douleur pour l'honneur de l'Égypte.
-Alors à quoi bon les ressusciter pour les retuer?
-Ce rituel détruit peu à peu les valeurs de la victime; selon Cefope, le deuxième passage vers l'Au-delà suffit pour tout avouer!

 

 

 

 

 

 

19.
-Men-Néfert... Où sommes-nous?
-Je n'en ai aucune idée... Peut-être que notre voyage inter-cosmique a échoué...
-Je ne crois pas... Je me souviens d'avoir atteint l'autre monde puis... plus rien.
-C'est pareil pour moi... Ah si, je me souviens du visage de Seth-Nakht… et de l'exécution de Werba! Bon sang... Werba... J’espère que sa mort sera considérée comme un sacrifice pour le bien de l’humanité. Il mérite de revivre, c’est un homme bon.
-Moi aussi...
-Nous ne sommes pas dans la Douât... Quel est donc cet endroit?
-L’obscurité totale... Aurions-nous sombré dans le chaos... Ou serait-ce l’Éternité?

*

« Emmanaas? »
-Où sommes-nous? Et pourquoi sommes-nous ici ? demanda Néféret-Linda à l’ancienne femme de Cefope.
-Les Primitifs ont un pouvoir sur les Hommes de leur monde, mais chaque Homme est relié par un fil imaginaire au dieu suprême, père des dieux. Il contrôle uniquement votre itinéraire vers l'Au-delà. C’est lui qui vous a conduit ici. Mais pour répondre exactement à ta question, vous êtes dans l’Inconscience.
-L’Inconscience? répéta le Balafré.
-Un endroit infini où chaque conscience peut se rendre quand bon lui semble.
-Il existe donc bien un dieu plus puissant que les autres?
-Ce dieu est à l'origine de tout. Les Primitifs le nomment « Le Créateur ». Il vous accorde évidemment la vie éternelle, mais il m'a recommandé de vous dire que si vous acceptez de rejoindre l'Au-delà, votre monde sera découvert tôt ou tard par Cefope à travers Seth-Nakht. Il refuse de se mêler de cette histoire, le sort de votre monde dépend plus ou moins de vous. À vous de voir si vous voulez connaître le repos éternel, ou continuer la lutte. Avant de prendre une quelconque décision, je peux vous mettre en relation psychique avec Pharaon pour trouver une solution au problème.
-Que veux-tu que nous disions à Pharaon? demanda Men-Néfert.
-Trouvez ensemble un moyen pour tromper Cefope.
-Les dieux ne peuvent-ils pas trouver eux-mêmes une solution?? Ne sont-ils pas des... dieux?
-Les Primitifs sont égoïstes, à part leur confort personnel... rien ne les intéresse vraiment.
-De toute façon, puis-je refuser?
La grande femme aux cheveux rouges sourit.
-Fermez les yeux, ordonna-t-elle.
Les jeunes adultes baissèrent leurs paupières.
Soudain les trois habitants du monde Linéaire se retrouvèrent face-à-face.
Men-Néfert fut étonné et ému de voir son grand-père peut-être pour la dernière fois de son existence.
-Bonjour, Nefertoum!
-Men-Néfert? Où sommes-nous?
-Nous sommes dans l’Inconscience. Apparemment il s’agit d’un endroit où tous les êtres vivants peuvent se rendre juste en fermant les yeux... Emmanaas nous a ouvert un chemin spirituel reliant nos âmes, pour que nous puissions entrer en communication avec toi.
-Emmanaas? Tu es avec Emmanaas?
-Oui, c'est une femme incroyable... Je ne sais pas comment te dire ça... Mais, voilà... Je suis mort. Je devais te parler une dernière fois afin que nous trouvions ensemble une solution pour tromper Cefope qui ne va plus tarder à venir vous envahir...
-Es-tu en train de me dire que tu as échoué dans ta mission?
-Oui, Seth-Nakht est dans l'autre monde... Je pense qu'il nous a fait exécuter pour nous ressusciter. C’est sûrement un principe qui torture non pas notre djet1, mais notre bâ2. Il utilise cette méthode parce que Cefope ne croit pas Seth-Nakht sur son origine et si j'avoue que je viens du monde Linéaire, tout sera perdu.
-Il me dégoûte! Comment ai-je pu élever un homme aussi perfide?
-Ce n'est pas ta faute; c'est le destin... Je voulais aussi te demander... Crois-tu en l'existence d'un dieu suprême, créateur de toutes formes de vie et qui contrôle nos dieux?
-J'ai déjà entendu cette histoire dans une contrée lointaine, près de Gaza, mais ce n'est qu'une légende...
-Comme celle de nos dieux!
-Ne cherche pas le blasphème dans le lieu où tu te trouves!
-Excuse-moi, c'est juste que je comprends de moins en moins le monde qui nous a créés. Les Primitifs sont des lâches qui se moquent du destin de l'Humanité. Pourquoi adorer des entités égoïstes? L'amour des dieux et des Hommes est un amour à sens unique...
-Ça nous dépasse, Men-Néfert. Ne cherche pas à comprendre l'impossible. Cela te perdra.
-Oui, père… Alors as-tu une idée pour sauver notre monde?
Néféret-Linda prit la parole.
-Lorsque j'étais enfant, pour fuir les fureurs de mon précepteur, je me cachais sous mon lit.
-Où voulez-vous en venir, princesse? demanda le vieux sage. Vous voulez que nous cachions des millions de personnes sous un immense lit?
-Pourquoi pas... réfléchit Men-Néfert. Si nous remplacions le lit par autre chose...
-De toute façon, il est trop tard pour entreprendre une quelconque construction pour abriter tant de monde! C'est de la folie! s'exclama Pharaon. Trouvons autre chose!
-Le voyage inter-cosmique dure environ cinq années. Que pourrions-nous construire pendant ce court délai?
-Rien... Se cacher n'est pas une solution!
La princesse prit à nouveau la parole.
-De toute façon il faudra édifier quelque chose qui se fond dans le décor...
-Un lac artificiel? proposa le Balafré.
-Non... Trop complexe... soupira le sage.
-Une immense forêt?
-Serait-ce une bonne cachette? ricana Men-Néfert. Pourquoi pas une montagne tant que nous y sommes! dit-il en plaisantant.
Un long silence succéda à ces paroles.
-Très bonne idée! s'exclama Nefertoum. Nous allons bâtir dans chaque pays des immenses montagnes pour cacher les populations. Ainsi Cefope croira qu'aucun habitant ne vit sur nos terres et qu'il a tout simplement fait un voyage dans le temps!
-Penses-tu pouvoir élever de telles montagnes en cinq années?
-Bien sûr... Pour sauver sa peau, l'Homme peut faire des choses incroyables.
-Parfait! s'exclama Men-Néfert, nous pouvons donc tout avouer à Cefope!
-Oui! Nous l'attendrons à l'intérieur de nos immenses montagnes!
-Je te souhaite dans ce cas bonne chance pour ce projet, en espérant que nous avons fait le bon choix.
-Je sens que notre liaison devient de moins en moins claire; je pense que Cefope va vous ressusciter très bientôt. Si nous ne nous voyons plus, sache que tu as été pour moi la plus belle chance de ma vie.
-Je te remercie, père... Ta sagesse est sans égale! Puissent les dieux t'accorder une vie encore bien longue!
-Bonne chance, les enfants! Tenez bon! Quoi qu'il arrive, nous serons toujours unis.

 

 

20.
Le ciel noir du monde Cyclique reflétait parfaitement l'humeur de ses habitants.
Quoi de plus laid que ce monde?
Ce monde où les mêmes Hommes étaient départagés par critères de races: les Seigneurs et les Esclaves. Ce monde où les Hommes étaient gouvernés par le plus maléfique des êtres: Cefope.
Qu'il était bon d'être simple Égyptien dans le Temps Linéaire! C'est en voyageant et en rencontrant d'autres personnes que l'on découvre notre chance de vivre la vie simple de tous les jours... Les petits soucis quotidiens semblent tout à coup s'effacer!
Cefope était le Mal absolu. Dieu et tyran à la fois, il était en quelque sorte l'opposé des forces constructrices et protectrices qui régnaient sur l'Égypte.

*

Men-Néfert ne songeait qu'à mourir pour toujours lorsqu'il découvrit qu'il était encore attaché, à côté de la princesse, sur la même planche qui lui avait donné la mort une nuit auparavant.
L'esprit ne peut supporter de quitter son enveloppe corporelle plusieurs fois. Le Balafré savait que s'il devait encore rendre l'âme, ce serait peut-être pour la dernière fois. Après ça, toute trace de son existence allait disparaître, tel un souvenir.
Heureusement, il pouvait tout avouer; le Temps Linéaire était théoriquement sauvé quoi qu'il dise...
-Alors, cher ami, vas-tu enfin confirmer nos dires sur le monde Linéaire? demanda « Griffes de Seth ».
Men-Néfert prit bien soin de regarder son bourreau droit dans les yeux pour lui jeter au visage un petit sourire qu'il n'oublierait pas de sitôt.
-Pourquoi me torturer ainsi? Je ne connais pas ce Seth-Nakht! Il délire, c'est un fou!
Cefope serra le poing et frappa violemment le mur. Une épaisse fissure prit forme, reflétant sa force démesurée.
-Je n'ai pas de temps à perdre!!! hurla le démon. Je veux être fixé à la fin de la journée! Encore une perte de temps et je vous tue tous les deux définitivement!
-Cefope! supplia Men-Néfert. Si vous ne me croyez pas, empruntez le même chemin où Seth-Nakht m'a capturé! Vous verrez qu'il n'existe pas de monde parallèle! Du moins que je n’en suis pas originaire!
-Qu'en penses-tu, Seth-Nakht? demanda Cefope. Est-ce que sa proposition ressemble à un piège?
-Non, c'est un leurre! Empruntons son itinéraire, vous verrez que je disais vrai durant toutes ces années.
-Un monde parallèle... C'est à peine croyable! Qu'il en soit ainsi. Nous partirons demain dans ce soi-disant monde parallèle. S'il existe, Seth-Nakht, tu seras mon vizir et je t’expliquerai comment gagner ton immortalité! Si tu as osé me mentir, je te tuerai de mes propres mains! Quant à tes amis, ils viendront avec nous; s'ils disent la vérité je les abandonnerai là-bas, sinon... je ne sais pas encore ce que je vais leur réserver, mais ce sera une mort vraiment atroce!
Le Balafré avala sa salive avec difficulté.
« Pourvu que tout se passe comme prévu… »

 

21.
Le monde Cyclique était entièrement soumis à Cefope, aussi bien dans l'espace que dans le temps.
Chaque parcelle de terre, chaque entité, même abstraite, lui appartenaient. Il avait le droit de vie ou de mort sur tout.
Les villes, nombreuses mais faiblement peuplées, ne portaient pas de nom, mais un numéro. Tout était chiffré, des rues aux habitants en passant par les objets, de manière à pouvoir localiser très rapidement, et en temps nécessaire, tout ce qui devait être, selon le tyran, sous un perpétuel contrôle.
Les hommes qui s'occupaient de la sécurité avaient les pleins pouvoirs, et faisaient toujours justice eux mêmes sur le terrain.
La corruption, la trahison, le mensonge et le meurtre étaient des activités communes dans les plus grandes villes.
Le centre administratif se situait en plein cœur de l'immense territoire. Cefope en était le gouverneur mais ne s'occupait que très rarement de la gestion de son domaine, préférant laisser cette corvée au chef de la police, c'est-à-dire depuis peu: Seth-Nakht.

*

Le prince des ténèbres était vêtu de sa plus longue robe dorée.
Un fastueux banquet avait été organisé en l'honneur du plus grand projet de conquête entreprit par Cefope de toute l'Histoire du monde Cyclique: la conquête du monde Linéaire.
Si Seth-Nakht disait vrai, le démon serait encore plus puissant: il détruirait toutes les brillantes civilisations pour transformer les Primitifs, hommes, femmes et enfants en Esclaves.
Une route commerciale serait établie et contrôlée par le dieu du Mal pour enrichir le monde Cyclique. Ainsi Cefope surpasserait toute forme divine et serait encore plus puissant. Une belle revanche en perspective...
Il avait organisé une énorme fête: bière et vin coulaient à flot.
Bien sûr, seuls les Seigneurs pouvaient participer à cet évènement aussi rare que grandiose.
Men-Néfert, couvert de meurtrissures, était allongé à côté de sa femme, toujours inconsciente.
L'unique petit-fils du sage Nefertoum avait perdu encore une fois l'usage de ses yeux. Cefope n'avait pas hésité à les lui faire brûler par simple plaisir. Quant à la princesse, elle fut violée à plusieurs reprises par le démon, en présence de Men-Néfert.
Cefope était un dieu différent de ses semblables... Il ressemblait en tout point à un homme; seules sa laideur et son horrible odeur de cadavre décomposé le distinguaient des autres êtres vivants.
Ce qui faisait sa force était l'absence de toute âme; il ne pouvait mourir. Personne, même les dieux ne pouvaient le détruire.
Le dieu des ténèbres n'était pas plus malin qu'un humain; il avait cependant une mémoire extraordinaire, car il possédait le seul organisme aux vertus d'insénescence de la Création.
Aucune cellule de son être ne se détruisait, donc rien ne pouvait lui échapper. Il connaissait chacun des noms de ses soldats, son origine, le nom de ses parents, de ses amis...
Son armée, composée de plus de deux cent mille soldats et trois cent mille esclaves, était sur le pied de guerre.
Il voulait passer en revue chacun de ses hommes et son matériel pour ne pas perdre le moindre détail pouvant nuire à l'expédition.
Les fantassins de Cefope étaient tous casqués d'une longue pointe et protégé par une épaisse cuirasse en or. Ce métal étant extrêmement abondant dans le monde Cyclique, certaines rues en étaient même recouvertes d'une fine couche...
L'arme favorite du démon était l'arak. C'était une sorte d'immense araignée qui sautait sur toute forme de vie pour la dévorer.
Construite pour punir les esclaves fugitifs, cette machine à tuer était, sans aucun doute, la plus performante de toutes.
Il prévoyait d'emmener plusieurs centaines d'araks pour tuer les habitants du monde Linéaire qui oseraient se mettre en travers de son chemin.
L'armée était donc prête à partir dans le monde Linéaire.

 

 

 

 

 

 

 

22.
Les Égyptiens travaillaient depuis quatre longues années sur les chantiers du monde entier.
Nefertoum avait conclu une sorte de pacte avec Atlan, le fils du roi d'Atlantide: le grand homme de sciences Tama devait voyager dans tous les pays pour apporter ses savoirs relatifs à la construction.
Cette civilisation très avancée technologiquement allait accélérer, de manière fulgurante, l’évolution matérielle des édifices qui sauveront l’Humanité. En échange, la Terre Aimée des dieux s’était engagée à reverser aux Atlandes une énorme quantité d’or qui leur permettrait de s’isoler du reste du monde pendant plusieurs siècles. On raconte que ce peuple était les descendants des « Anciens », de l’ancienne espèce humaine, et qu’ils détestaient la nouvelle race quelque peu trop violente à leur goût.
Tama avait commencé son excursion en Égypte, près de Khâ-Men. C'était dans les alentours de cette petite ville qu'allaient être édifiées les trois principales pyramides destinées à ceux qui n’avaient pas les moyens de se construire un abri.
D'autres, plus petites, mais personnalisées étaient destinées aux notables qui refusaient de se mélanger au peuple.
Pharaon avait choisi ce site pour les constructions car il était à la fois proche du puits inter-cosmique et isolé dans le désert.
L'étranger prit la tête de la plus grande armée d'ouvriers de tous les temps: quatre cent mille hommes. Cette armée était partagée en plusieurs corps de vingt mille hommes portant chacun un nom glorieux, tel que « Nefertoum dieu protecteur du monde » ou « Men-Néfert, le fils du dieu sauveur »...
Ces corps de vingt mille hommes étaient répartis en deux groupes de dix mille, qui étaient encore divisés en deux mille et qui portaient des noms empruntés au vocabulaire marin: « tribord » , « bâbord » , « proue » , « poupe » , « la dernière », etc.
Chacun d'entre eux était, à son tour, composé de dix troupes d'une vingtaine d'hommes.
Ces équipes rivalisaient entre elles; chacune donnait le meilleur d'elle-même car chacune savait que l'édification de ces monuments était destinée non aux caprices ou à l'exigence de Pharaon, mais au bonheur et à la sauvegarde de leur Ta-Mery.
Les outils utilisés par le dirigeant étaient, certes, rudimentaires: en bois, en bronze ou en pierre, mais étaient très efficaces grâce aux explications apportées par Tama qui rendait ces objets maintenant magiques. Désormais, manier la houe ou la hache n'avait plus de secrets pour les artisans.
Le scientifique de l'Atlantide utilisait les instruments des Égyptiens pour réaliser les plans et les premières maquettes des pyramides:
Une grande équerre pour les mesures à angles droits,
une règle en bois ou une corde à noeuds indiquant la coudée*,
un fil de plomb monté sur une planche de bois pour les ajustements verticaux,
un système de niveau pour les ajustements horizontaux.
D'autres personnes étaient indirectement impliquées dans la construction des pyramides, comme les fabricants d'outils, les vendeurs de nourritures (oignons, ail et radis noirs) et les porteurs d'eau.

*

-Nefertoum! La deuxième pyramide est désormais terminée; nous pouvons accueillir les trois-quarts de la population égyptienne.
-Parfait, Nembis, tu peux te retirer.
Le vieux Pharaon était très malade et son coeur pleurait la disparition précoce d’Elio, sa femme, morte quelques semaines auparavant.
Sa lutte contre un démon qui n'était pas encore là, n'avait désormais plus raison d'exister. Il sentait une immense lassitude le gagner de jour en jour; chaque fait et geste lui semblait sans intérêt.
Seul un couple royal pouvait régner sur les Deux-Terres; un homme seul est totalement impuissant sans sa moitié.
Malek, ayant vécu une situation semblable, comprenait parfaitement ce que pouvait ressentir son fils. Mais Pharaon devait achever son règne dignement et proprement. Il lui demanda donc de terminer la construction des pyramides avant de rejoindre sa femme.
-Attends, Nembis... Appelle mon père, s'il te plaît.
-À vos ordres, Majesté.
Malek arriva peu de temps après.
-Tu m'as demandé, fils?
-Je voudrais savoir dans combien de temps est prévue l'arrivée de Cefope.
-Il devrait, normalement, venir dans une centaine de jours.
-Crois-tu que nous ayons le temps d'achever la troisième pyramide pour le peuple?
-Je pense que oui...
-Que disent les Aztèques?
-Ils en ont construit pour les hauts dignitaires; le peuple n'est pas au courant de la venue de Cefope... Ils seront sacrifiés après l'achèvement des pyramides.
-C'est horrible! Que pouvons-nous faire?
-Rien, malheureusement...
-Et les Khétas?
-L'Empereur ne voyait pas l'intérêt de protéger les paysans; il va également les sacrifier... Il y a heureusement un peu de réjouissance dans ces horreurs: l'Empire n'est plus un ennemi mais un allié. Nos émissaires ont su convaincre l'Empereur et il a promis d'aider le monde à condition que nous les laissions piller Canaan et l'Assyrie.
-Je ne comprendrais jamais rien en diplomatie... On en rediscutera... Et les Chinois?
-L'empereur chinois a eu une autre idée, car les habitants sont beaucoup trop nombreux pour les cacher dans des pyramides: ils ont construit une immense muraille creuse recouvrant la partie ouest de leurs frontières.
-Je ne sais pas si ce serait assez discret...
-Crois-tu qu'une pyramide soit plus discrète?
Pharaon se gratta le menton.
-Quel peuple n'a pas été averti?
-Aucun. Mes messagers sont tous revenus sains et saufs.
-Et l'Atlantide?
-J'allais t'en parler... Tu sais, comme moi, que leurs technologies dépassent de loin les nôtres... Ils ont mis au point une gigantesque île, recouverte d'une immense toile imperméable capable de descendre au fin fond de la mer et y rester pendant plusieurs mois!
-Pourquoi ne sommes-nous jamais entrés en réel contact avec cette civilisation?
-Sa science est trop importante; elle est contraire à la loi de Maât.
-Pourquoi? Quel est le mal à aider des Hommes à l'aide de la science?
-La science est dangereuse; si nous découvrions qui nous sommes réellement, notre vie ne serait plus que des chiffres et des théories absurdes qui tueraient les dieux et nos âmes. La croyance est ce qui fait notre force, la science est notre faiblesse.
-Es-tu en train de me dire que les dieux n'existent pas?
-Non, mais je crois en quelque chose de plus fort que les Primitifs.
-Qu'est-ce donc? s’étonna Nefertoum.
-Un dieu parmi les autres, qui aurait plus de sagesse.
-Tu veux parler de Maât?
-Non... Je te parle de quelque chose d'encore plus puissant que les dieux réunis; quelque chose qui posséderait la même force que Cefope mais en plus puissant et qui ferait régner le Bien. Une sorte d'équilibre maintenant le monde dans le droit chemin.
-Je croyais que tu n’aimais pas te poser des questions sur le surnaturel... C’est incroyable, nous sommes au crépuscule de notre vie et nous ne savons toujours pas ce qui nous attend après la mort. Si moi-même je n’y comprends rien, que pourrais-je t’enseigner à toi, mon fils? Et toi au tien? Qu’apporterons-nous à nos descendants? Plusieurs millénaires, peut-être même plus, se sont écoulés depuis la naissance de Thot, le Sage. Peut-être qu’il se posait les mêmes questions que nous aujourd’hui? Je suis sûr que rien n’a changé. Le doute, l’espoir… c’est ce qui nous caractérise.
-Oui... Seuls les idiots sont persuadés qu’il n’y a qu’une seule vérité... Mais pour l’heure, c’est sans intérêt. Rassemble le peuple et commence à aménager les pyramides; rien ne doit nous échapper, le sort de l'Univers est entre nos mains.

 

 

 

 

23.
La Douât tremblait pour la première fois de l’Histoire.
L'immense armée du prince des ténèbres avait envahi l'endroit interdit aux Hommes: le monde intermédiaire, le monde des Primitifs.
Mais que pouvaient faire les frères et sœurs de Cefope? Une quelconque attaque serait suicidaire; il était immortel, même les dieux ne pouvaient le tuer... Était-il possible de vaincre un dieu qui effraye ses semblables?
Le sol tremblait sans arrêt; le lourd bruit de pas hantait la Douât et rendait folle toute forme de vie dans l'endroit sacré. Comment pouvait-on profaner ainsi un tel lieu?
Le pas régulier, lent et interminable; les soldats du monde Cyclique ne connaissaient ni la fatigue, ni la faim car la Salinerme apaisait toute sorte d'envie.
Cefope, Seth-Nakht et « Griffes de Seth » en tête, puis les fantassins qui étaient eux-mêmes suivis par une garde d'élite de cavaliers. Derrière eux marchaient les archers suivis de femmes et d'Esclaves mélangés, servant de main-d'oeuvre pour les tâches les plus pénibles.
-J'espère pour toi que tu sais où tu m'emmènes... soupira Cefope dans l'oreille de son futur vizir.
-Je sais exactement où j'emmène votre armée... Où sont Men-Néfert et Néféret-Linda?
-Les prisonniers sont épuisés. Ils dorment dans une cage qui se trouve en plein centre de l'armée. Aucune évasion possible!
-Ne devrions-nous pas les tuer avant qu'il ne soit trop tard? demanda Seth-Nakht.
-Leur aide sera précieuse... Si ton monde existe!
-J'ai comme un mauvais pressentiment...

 

 

24.
L’arrivé du démon se faisait attendre.
Les habitants du monde Linéaire étaient tous soit cachés dans un trou, soit tassés les uns sur les autres dans de grands édifices à travers le monde.
La peur régnait chaque jour. Chaque jour un cataclysme pouvait se produire... Il allait se produire. Mais quand?
Certains fous créaient des insurrections pour protester contre la lâcheté des Égyptiens: il fallait se battre; une stratégie défensive était forcément vouée à l'échec! La meilleure défense est l'attaque!
Mais les habitants de la terre aimée des dieux étaient pacifistes, ils préféraient de loin le bouclier à la lance... surtout face à un dieu immortel!
Toutes les maisons et autres structures avaient été détruites ou brûlées; il ne devait plus rester de trace de civilisation.
C'était aujourd'hui que le ciel s'assombrissait. C'était aujourd'hui que les dieux devaient partager leur monde.

*

Cefope sortit le premier du trou inter-cosmique.
Le monde Linéaire était tel qu'il l'imaginait.
Ainsi ses frères, les Primitifs, n'étaient pas morts, mais bien les maîtres de ce monde. Il remarqua cependant une absence de toute vie sur des kilomètres à la ronde.
Le démon regarda Seth-Nakht droit dans les yeux.
-Où sont tes soi-disant compatriotes?
-Je ne sais pas... De mon temps, il y avait une ville ici.
-Ordonne aux capitaines d'entreprendre une excursion dans chaque partie du monde.
-À vos ordres.
Seth-Nakht attrapa la main de Men-Néfert au passage.
-Que se passe-t-il, ici? demanda le colosse, les yeux injectés de sang.
-Je ne sais pas! ricana le Balafré, visiblement très joyeux de voir que son plan se déroulait pour l'instant comme il l'avait prévu.
-Je te conseille de faire attention à ce que tu dis. Je peux te tuer à tout instant.
-Non... Cefope ne te le pardonnerait jamais!
Seth-Nakht comprit qu'il perdait son temps. Il appela « Griffes de Seth » et nomma plusieurs chefs de groupe désignés pour explorer le monde.
Chaque groupe possédait une arak capable de voler pendant plusieurs jours d’affilé.
Le géant regroupa son armée dans une parfaite discipline.
Une sorte d'échafaudage le plaçait au-dessus de la foule.
Arborant fièrement le griffon d'or que lui avait offert son Maître en signe de reconnaissance, il prit la parole:
-Amis soldats! Bienvenue en Égypte. Ce monde contient des millions d'Hommes, chacun de vous aura à la fin de cette guerre plusieurs dizaines d'esclaves! Sachez qu'ici vivent les plus belles femmes de tout l'Univers, vous êtes ici au paradis de l'Homme! Nous devons agir très vite pour surprendre nos adversaires. Je vous ai départagés en quatre groupes: Le premier groupe se nomme l'armée rouge et partira vers le nord. Le deuxième groupe se nomme l'armée bleue et partira vers l'ouest. Le troisième groupe se nomme l'armée verte et partira vers le sud. Enfin, le dernier groupe se nomme l'armée jaune et partira vers l'est. Mon adjoint « Griffes de Seth » vous donnera les plans et votre place au sein d’un groupe. Lorsque vous tomberez sur une civilisation, ne la détruisez pas... Pillez-la!
Des acclamations s'élevèrent dans le ciel.
Cefope était fier de son second; il avait vraiment l'âme d'un chef.

 

 

 

 

 

25.
Les soldats de Cefope exploraient le monde Linéaire depuis une semaine… et toujours aucun signe de vie humaine.
Seth-Nakht ne dormait plus... Et si Men-Néfert lui avait joué un mauvais tour? Mais lequel?
Le géant était en train de tracer une carte du monde qu’il connaissait, de tête. Ces longues années d’études à l’université Kep n’avaient finalement pas été vaines. La géographie était l’une de ses matières favorite à l’époque d’Ahmès. Reprendre les frontières des pays limitrophes du Royaume Aimé des dieux ne fut qu’un amusement pour lui. De petits cailloux posés sur la carte représentaient le trajet et l’évolution des unités. Ainsi, à travers des calculs mathématiques, il pouvait prévoir l’arrivé de ses soldats à l’heure près.
Des éclaireurs indépendants revenaient régulièrement avec le même rapport: pas de vie humaine sur ces terres. Que se passait-il?
Le général était sûr de lui: ils étaient bien en Égypte. Ces paysages étaient ceux de son enfance. Comment aurait-il pu oublier le lieu qui l’avait vu grandir?
Il y avait peut-être une solution à cette énigme: les dieux avaient maudits les Hommes du monde Linéaire. Ils avaient sûrement préféré les sacrifier et ainsi tromper Cefope. Mais... cela n’avait aucun sens.

Un capitaine de l'armée bleue entra dans la tente du colosse afin de présenter son rapport.
-Général, aucune présence humaine dans toute la partie est de votre monde.
-Vous plaisantez? C'est à l'est que vivent les plus grandes populations!
-Non, Seigneur. Il n'y a aucun village, aucune vie humaine!
-Ce... Ce n'est pas possible!
-Sauf votre respect, je crois que vous nous avez bernés...
Seth-Nakht plus rapide que l’éclair, sauta sur le capitaine et l'étrangla.
-Oserais-tu me traiter de menteur???
-Non, par pitié ne me tuez pas!
Le géant effrayé, recula de deux pas.
-Je croyais que vous autres humains du monde Cyclique considériez la mort comme une délivrance.
Le soldat avala sa salive... D'un coup, le colosse se rendit compte que, contrairement aux autres soldats, cet homme tenait à la vie.
-Tu n'es pas un de mes soldats! hurla Seth-Nakht.
Le capitaine, démasqué, sortit de son pagne une longue dague en bronze et le planta dans la poitrine du général. Ce dernier fut si surpris qu'il ne bougea même pas.
-Crève, fils de chien! Que les démons dévorent ton âme dans l'Au-delà.
Seth-Nakht, agonisant silencieusement, murmura ces dernières paroles:
-Qui... Qui es-tu?
-Je me nomme Atlan, fils de Génos, je suis originaire de l'Atlantide. Ton ancienne patrie a réalisé un projet fou: cacher toute la population mondiale dans des montagnes artificielles. Cefope sera fou de rage, lorsqu'il remarquera qu'aucun Homme ne vit ici. Remercie-moi de t'avoir offert une mort rapide; il aurait été beaucoup moins doux.
Le géant soupira une dernière fois.
Pendant ce temps, d'autres capitaines rendaient leurs rapports au prince des ténèbres: aucun homme ne vivait ici; le chef de l’armée était bien un illuminé hérétique!
Cefope courut vers la tente de Seth-Nakht pour lui demander des explications, mais il ne vit que le corps inerte de son second gisant dans son sang.
Le démon hurla de toutes ses forces: le général l'avait trompé.

 

 

26.
Cefope passait sa colère sur ses soldats depuis plus de deux jours; il les tua un par un.
Il ne savait pas qu'ici, lorsqu'un être rendait l'âme, c'était pour l'Éternité. La résurrection n'existait pas dans le monde Linéaire. Ce domaine ne lui appartenait pas. Il n’en n’était pas le maître. Ici, contrairement au monde Cyclique, lorsque l’on commettait une faute, il n’était pas possible de revenir en arrière. Ici, le passé était inchangeable. Ici, on payait cher ses erreurs. C’était un monde maudit! Seth-Nakht cherchait-il à le détruire en l'emmenant ici?
Une fois toute son armée décimée, il se dirigea vers le Nil, couleur rouge sang, où les corps des soldats flottaient sans vie.
Définitivement seul, il se sentit impuissant.
Une nouvelle rage surpassa la première; il hurla si fort que les crickets, grenouilles et autres bestiaux fuirent l'endroit.
Peu de temps après, le démon se dirigea vers la cellule de Men-Néfert et de Néféret-Linda qui étaient enfermés depuis le début dans une immense prison souterraine construite par les soldats.
-Vous aviez raison, vous n'êtes pas des habitants d'un autre monde. Nous avons juste fait une sorte de voyage dans le temps, dans un temps maudit. Il n'y a pas de monde parallèle. Comment ai-je pu croire ce traître de Seth-Nakht et son complice de malheur? Je retourne dans mon époque bien aimée.
Cefope sauta seul dans le trou inter-cosmique.
Men-Néfert et Néféret-Linda n’en revenaient pas... Le prince des ténèbres croyait les abandonner dans ce monde perdu, alors qu'il s'agissait bien du lieu tant convoité par le démon.


*

-On peut dire que nous avons une sacrée chance... Qui aurait cru que de simples pierres entassées les unes sur les autres auraient pu faire fuir le plus dangereux des criminels?
-Je pense que ces pierres mériteront de rester dans les annales.
-Je suis content que tous les peuples aient accepté de participer à cet évènement. Si un seul homme ne nous avait pas suivi, la fin du monde aurait bien eu lieu. Où crois-tu que mon grand-père ait bâti les grandes pyramides?
-Je pense que l'endroit le plus en retrait de notre Ta-Mery est le désert. Qui aurait l'idée de fouiller un désert?
-Ta perspicacité est exceptionnelle! Tu remarqueras que c'est le premier jour où nous sommes enfin seuls; que dirais-tu de profiter du monde avant de donner de nos nouvelles au peuple égyptien?
-Je dirais que ce serait de l'abus, sourit la princesse en enlaçant Men-Néfert.
-Je sais que nous avons les mêmes désirs. Tu ne recherches qu'à reposer nos responsabilités sur mes épaules.
-Je ne peux rien te cacher...
-Oublierais-tu qu'Emmanaas m'a donné quelques dons qui dépassent ceux des Hommes, même si je suis condamné à ne plus jamais te voir.
-Le considères-tu maintenant comme un handicap?
-Non… Plutôt comme une chance, mais j'espère ne pas en souffrir plus tard.
-À propos du futur ; que comptes-tu faire désormais? Nous sommes mariés!
-Je ne sais pas... On verra. Voyageons un peu puis nous irons à la recherche des pyramides pour nous occuper de notre Ta-Mery. Commençons par visiter le grand Nord! J'ai toujours été fascinée par le Delta. Je t'aime, princesse.
Le Balafré embrassa tendrement sa femme et tous deux s'allongèrent sur le sol pour se donner l'un à l'autre pour la première fois dans leur monde.

 

27.
Men-Néfert et la princesse avaient parcouru toute l'Égypte pendant plus de trois semaines.
Désormais, chaque coin de leur pays leur était parfaitement connu.
Ils avaient ensuite découvert les trois immenses pyramides à proximité de Khâ-Men.
Le peuple les accueillit avec des cris de joie. Nefertoum les attendait sur son trône tout en or au centre de l'immense pyramide centrale.
Les deux voyageurs découvrirent pour la première fois le sage en tenue de Pharaon.
Coiffé du Pschent, cette double couronne formée de la couronne rouge et de la couronne blanche, symbole de l'union de la Haute et de la Basse Égypte, le vieil érudit ne dissimulait plus sa grande fatigue et son harassement de la vie.
-Mon fils! Comme tu as grandi, tu es devenu un homme!
-Père, qu'il est bon de t'entendre! Comment va Elio?
-Fils, ta grand-mère nous a quittée.
-Je suis désolé...
-Tu ne pouvais pas savoir… De toute façon je vais bientôt m'en aller. Rejoindre l'Amenti* est mon dernier objectif désormais.
-Non, tu ne peux mourir, tu es un dieu vivant. Les dieux de ta race sont immortels!
Le vieillard esquissa un sourire avec difficulté puis son visage se referma brusquement:
-Qu’est-il arrivé à tes yeux?
-Cefope me les a brûlés… mais Emmanaas m’a offert des pouvoirs. Je peux te voir à travers les yeux du monde vivant qui nous entoure….
-C’est… incroyable! Je dois t’envier alors?
-Je ne sais pas. Et pour toi, comment est la vie d’un roi?
-La charge de Pharaon est très lourde à porter et je t'avoue que rester plusieurs mois dans ces maudites pyramides m'a exaspéré et complètement détruit. Tout le monde ici sentait sa mort proche; nous avons tous écrit des prières pour les dieux sur les murs, à chaque endroit possible...
-Mais toute cette histoire est terminée... Comment avez-vous fait pour bâtir de telles merveilles en si peu de temps dans un tel endroit?
-Il suffisait de construire les lourdes pierres sur place!
-Construire les pierres? s'étonna Men-Néfert.
-Du sable, du calcaire, un peu d'eau, du savoir faire et le tour est joué!
-Incroyable... Sais-tu que nous avons été sauvés par un certain Atlan?
-Je le connais, il est le fils du roi d'Atlantide. Son peuple a d'ailleurs créé une nouvelle cité capable de s'immerger dans l'eau pour se cacher... Tu sais, c'est grâce à ce peuple que nous avons terminé les pyramides dans le monde entier à temps. Leurs savoirs et leur sagesse surpassent de loin les nôtres!
-Je ne t'ai pas encore présenté ma femme...
La belle aux grands yeux verts, qui était restée en retrait, s'avança avec une noblesse sans égale.
Pour la première fois de l'Histoire, Pharaon s'inclina devant l'un de ses sujets.
-Princesse, mes respects les plus sincères. Je sais que notre projet vient essentiellement de votre coeur. Les Ancêtres avaient vu juste, les pharaons s'incarnent dans leur progéniture à leur mort. Je sens toute la puissance et la sagesse d'Ahmès à travers votre visage.
-Je vous remercie, Nefertoum.
-J'ai d'ailleurs décidé de vous associer au trône tout de suite. Un couple royal de votre trempe régnera pour l'Éternité.
-Mais... Nous ne sommes pas encore prêts! s'exclama Men-Néfert.
-Tu me l'as déjà dit autrefois. Aujourd'hui vous possédez tant de dons et d'expériences que personne ne pourra jamais vous égaler; sachez édifier le bonheur.
Nefertoum donna sa canne à son petit-fils, ainsi que sa bague en or et son pschent.
-Désormais les Hommes vivront et mourront sous le règne de Men-Néfert et Néféret-Linda.
-Quelle est la première chose que tu comptes faire en tant que nouveau roi qui doit reconstruire un pays tout entier?
-Je pense que je vais bâtir une nouvelle capitale qui sera dédiée au dieu Ptah*, le dieu de la construction, il nous aidera ainsi à reconstruire le Pays.
-Comment la nommeras-tu?
-Je pense que cette ville sera le nouvel équilibre du monde. Que penses-tu de...
La princesse sourit:
-...Memphis sera parfait.
-Memphis? s'étonna Men-Néfert.
-Oui, ne portes-tu pas le nom de Men-Néfert, « la stabilité, l'équilibre des Deux-Terres »? N'est-ce pas toi qui as apporté l'équilibre de l'Univers? N'est-ce pas cette ville qui va apporter le nouvel équilibre de notre Ta-Mery? « Memphis » est l'équivalent de ton nom dans le langage du monde Cyclique; reprendre ce nom nous rappellera que nous ne sommes pas seuls dans l'Univers, et que si nous sommes libres aujourd'hui, c'est uniquement grâce à l’intelligence des Hommes, et non grâce à la force des Primitifs.
-Oui, pourquoi pas... Au fait, Nefertoum, qu'allons-nous faire des pyramides?
-Bonne question... Je ne sais pas, je n'ai pas encore médité sur ce sujet...
Le vieux sage regarda au loin vers le nord.
-Je pense que ces pyramides feront d'excellents tombeaux pour notre dynastie. Je souhaiterais que tu m'enterres dans l'une de ces pyramides, lorsque mon heure sera venue, puis que toi et ta femme me rejoigniez dans l'Au-delà par l'intermédiaire de ces montagnes de pierre.
-Des tombeaux? N'est-ce pas un peu démesuré et prétentieux que de déposer nos corps dans un endroit si immense?
-Et alors... Crois-tu qu'un jour, nos enfants se demanderont pourquoi on nous a enterrés là-bas?
-Pourquoi pas...
-Dans ce cas l'Homme est trop curieux. La réponse est simple: parce que ces pyramides sont les pointes de notre liberté.

 

28.
Le soleil venait de sombrer dans les profondeurs de l’horizon.
Nefertoum était allongé sur son lit. Men-Néfert veillait à ses côtés.
-Fils, que sais-tu des Hommes? interrogea la voix fatiguée du vieux sage.
-Ils sont mes semblables et lorsque je serai reconnu Pharaon, ils seront mon peuple, quelles que soient soit leurs origines. Même si je suis devenu aveugle, cette aventure m'a ouvert les yeux. Je pensais que l'Égypte était le centre de l'Univers et que, quoi qu'il arrive, nous serions toujours heureux dans la vie, comme dans la mort, mais j'ai remarqué que j'étais incapable de voir les malheurs des autres.
-Tu es désormais un demi-dieu. Cela doit être excitant d’avoir de nouveaux sens. Non?
-Oui, mais par moment, je préfère ma vue à ces pouvoirs.
-Sache les contrôler! s'exclama Nefertoum. Mets-les au service de ton peuple et non à des fins personnelles, sinon cela te détruira.
-Je ferai mon possible.
-Sais-tu que les Égyptiens ont désormais une peur commune?
-Ah oui? Laquelle?
-Lorsque j'étais dans la pyramide, de minuscules fenêtres nous permettaient de voir ce qui se passait à l'extérieur. La seule chose que nous ayons vu étaient d'énormes araignées qui volaient dans le ciel. Honnêtement, je n'ai jamais eu si peur de toute ma vie, et je ne pense pas être le seul; ce traumatisme persistera à travers les générations.
-Penses-tu que les autres peuples aient aujourd'hui une phobie commune?
-Pour ma part, je ne pourrai plus jamais regarder une araignée du même oeil. J’aurai toujours peur qu’elle me tombe dessus.
Le Balafré sourit.
-Au cours du voyage inter-cosmique j'ai posé beaucoup de questions à Emmanaas, je vois le monde différemment aujourd'hui.
-Qu'as-tu essentiellement retenu de ce voyage... et de cette aventure?
-J'ai enfin compris pourquoi l'Égypte est dirigée ainsi et surtout pourquoi elle doit rester gouvernée de cette manière.
-C'est à dire?
-Je me souviens t'avoir entendu dire au Pharaon Ahmès peu avant sa mort: « tous les hommes sont les mêmes, comment savoir si tu méritais un tel savoir?» (en parlant des puits inter-cosmiques). Au début, je croyais que tu insultais le roi, mais au fond tu as bien fait. Un homme si grand et si bon soit-il ne restera à jamais qu'un homme avec tous ses défauts.
-Oui, en effet, il ne faut jamais oublier que nous sommes tous égaux. Quand tu assumeras complètement le rôle de Pharaon, n'écoute jamais plus attentivement les courtisans au détriment du peuple.
-Pourquoi n’avoir jamais laissé le pouvoir au peuple?
-L'ambition est notre plus gros défaut. Seth-Nakht en est un excellent exemple. Pour que l'Homme survive en société, il doit être encadré par des limites visibles, tels des murs infranchissables. S'il définit lui-même les limites, il pourra soit les transgresser, soit les contourner... Les Hommes ont besoin d’un maître fort qui leur indique le chemin de la vérité. Si tout était prétexte à liberté, les lois de Maât n'auraient plus de sens! Et notre histoire montre que ce qui est contraire aux lois de Maât est contraire à la survie de l'Égypte.
-Mouais...
-C’est du moins ce que mon père a essayé de me faire comprendre depuis des décennies. Personnellement, j’avoue que je ne sais rien. Pour moi, le vrai savoir, c’est de se poser des questions, pas de proposer des solutions, qui sont de toute manière toujours réfutables. Depuis la mort de ta grand-mère, je vois la vie différemment. J’ai appris une seule et unique chose durant mon règne: le Pouvoir et la tranquillité de l’âme ne s’accordent pas. Seuls les fous peuvent contrôler les Hommes, et ceux qui ne le sont pas encore, le deviendront par la suite. C’est une sorte d’obligation, de malédiction. La malédiction des Pharaons. Contrairement à ce que l’on peut croire, les inconvénients du Pouvoir sont sensiblement plus nombreux que les avantages. Es-tu prêt à devenir fou pour aider ton peuple?
-Régner est un fantasme. C’est ce que je désire par-dessus tout.
-Tu es le digne fils de ton père, sourit le vieil homme.
-Emmanaas m'a beaucoup parlé des animaux, que sais-tu d'eux? demanda Men-Néfert.
-Ton arrière-grand-père m'a dit qu'ils étaient la réincarnation des Hommes justes et bons. Je n'ai jamais eu de preuves, mais les hirondelles me guident; leurs danses répondent à mes questions les plus secrètes.
-Comment peuvent-elles répondre à tes questions?
-D'après le plus ancien des sages, les arbres communiquent entre eux de proche en proche et cette liaison psychique entre les êtres crée une complicité qui indique aux hirondelles un langage auquel elle doivent se soumettre pour traduire le surnaturel en réel.
Men-Néfert leva un sourcil.
-Est-ce de la science ou de la religion?
-De la sagesse!
-Comment sais-tu que les arbres communiquent entre eux?
-Autrefois un paysan avait attaché un âne à un arbre qui chaque année produisait des fruits très sucrés. Avec le temps, l'arbre produisait des fruits de plus en plus amers. Le paysan en avait conclu que l'arbre s'était défendu des agressions de l'âne en fabriquant des fruits de moins en moins sucrés jusqu'à ce que l'animal cessa de les manger. Il attacha donc son âne ailleurs, mais à la surprise générale, l'arbre en question produisait également des fruits amers... Il avait aussitôt compris qu'il existait un langage entre les végétaux, car ces deux arbres n'avaient pas changé la propriété de leurs fruits par hasard.
-Et alors?
-Après plusieurs expériences de ce genre, le paysan avait découvert qu'un langage existait entre le monde végétal, animal et humain. Il avait réussi à le décoder: c'est celui des Anciens.
-Pourquoi me racontes-tu cette histoire?
-Ce paysan était le fils de Thot, le premier sage de notre dynastie.
-C'est donc lui le fondateur des sages de l'élite?
-Entre autre. C'est lui qui est à l'origine de toute notre sagesse.
-Quel était son nom?
-Ptah-Hotep.
-Ptah-Hotep est notre ancêtre?
-Oui, beaucoup de sagesse circule dans ton sang...
-Et mon père, qui était-il?
-Ton père était un homme brave et courageux. Malheureusement, sa passion de la paix lui a coûté la vie et celle de sa femme.
-Saurais-je un jour son nom?
-Il portait le même nom que toi. Je savais depuis toujours que j'aurais un fils qui changerait la face du monde... C'est pourquoi je l'ai nommé Men-Néfert: « L'équilibre des Deux-Terres » mais ce grand destin n'était pas pour mon fils mais... pour toi, mon petit-fils.
-Notre nom commun... Est-ce le fruit du hasard?
-À sa mort, j'ai tellement souffert que j'ai changé ton nom pour avoir l'impression d'être à ses côtés.
-Men-Néfert n'est donc pas mon nom de naissance! Quel est mon vrai nom?
-Tes parents t'appelaient Atenhotep.

 

29.
Ce jour là, la pluie tombait lourdement.
C’était le jour du couronnement et du mariage officiels de Men-Néfert et Néféret-Linda.
Quelques superstitieux voyait dans ce signe une appréhension sur le futur règne du couple. Peut-être que les Primitifs n’approuvaient finalement pas leur union au sommet de la hiérarchie égyptienne?
Pourtant l’organisation de la cérémonie semblait se dérouler comme ils l’avaient prévu.
Cette fête, où les invités étaient les grands dirigeants de ce monde, allait sans aucun doute rester dans les annales.
Le palais ne pouvait accueillir tous ses hôtes, c’est pourquoi seuls les riches et les hommes d’influence pouvaient assister de près à cette cérémonie. Les autres étaient condamnés à patienter en dehors des murs de la résidence du monarque.
Une mise en scène dont les acteurs principaux étaient Nefertoum, Malek et Emmanaas avait été élaborée pour reprendre les principaux évènements de la cosmogonie égyptienne.
La femme de Cefope avait prit les traits d’Isis, le vieil érudit jouait Horus* et son père était Seth.
Les plus grands prêtres d’Égypte étaient présents et participaient à cette représentation.
C’était magique.
Le dieu Seth venait d’entrer en scène:
-Moi, l’incarnation du désordre, je condamne...
Soudain des cris de douleurs provenant de l’extérieur. Les derniers mots de la réplique de Malek restèrent en suspens. L’immense salle fut comme balayée par un vent glacial et le visage de Pharaon perdit ses couleurs. Cefope était-il toujours dans le monde Linéaire?
Men-Néfert, assis sur son trône, ordonna l’arrêt de la cérémonie.
-Restez tous ici, ne paniquez surtout pas!
Néféret-Linda lui murmura à l’oreille:
-Que se passe-t-il? Tu as senti quelque chose?
-Je viens de lire à travers les esprits de nos invités qui patientent dehors...
-Qu’as-tu vu?
-Seth-Nakht est vivant.
-Il est seul?
-Non, il est entouré de ses hommes du monde Cyclique et de plusieurs araks. Je crains le pire.
La reine baissa la tête.
-Qu’allons-nous faire?
-Il veut mon pouvoir. Je vais le défier!
-Non... Tu es aveugle, il te massacrera!
-Je peux lire dans son esprit. Anticiper ses gestes sera un jeu d’enfant.
-Il n’est pas n’importe qui.
-Ai-je un autre choix?
-Je ne veux pas te perdre.
-Je ne compte pas me sacrifier, ne t’en fais pas.
Pharaon posa la crosse et le fléau, que lui avait légués son prédécesseur, sur son trône et traversa la foule pour sortir du palais.
Le colosse, adossé contre une arak, les bras croisés, mâchouillait un brin d’herbe. Celui-ci ne semblait pas être surpris de voir Pharaon seul.
Men-Néfert arracha sa tunique, se retrouvant simplement vêtu d’un pagne. Arborant fièrement toutes ses cicatrices, il s’exclama:
-Même la mort ne veut pas de toi!
-Des soldats en retard dans leur mission m’ont découvert en train d’agoniser. Ils m’ont sauvé la vie. Tu sais, je...
-Affronte-moi. Le vainqueur contrôlera l’Égypte.
Seth-Nakht explosa de rire.
-Nous nous sommes déjà affrontés, mon frère. Oublierais-tu que j’ai été vainqueur? Inutile de me faire perdre mon temps... Au temps d’Ahmès je t’ai battu, depuis j’ai acquis force et expériences, et toi tu as perdu ta vue. À quoi bon t’humilier encore?
-Je veux un combat à mort.
Une lueur semblait se dégager des yeux du colosse.
-Quelle arme?
-L’épée.
-Règles?
-Aucune. Tous les coups sont permis.
Seth-Nakht, heureux de pouvoir enfin se battre avec un adversaire de qualité, le seul homme qui lui ait tenu tête, ordonna à ses hommes de ne pas se mêler au combat quoi qu’il arrive.
-Très bien, commençons.
Les deux soldats gardant l’entré du palais donnèrent leur arme aux deux rivaux.
Tous deux prirent quelques instants pour s’échauffer les muscles.
Pharaon leva son visage vers le ciel, peut-être une dernière fois, priant Amon de lui venir en aide. Ce combat n’était pas à caractère personnel et orgueilleux mais bien une obligation de roi, un devoir de se battre pour les valeurs qu’il incarnait en tant que chef de l’État. Il ferma ensuite les yeux pour savourer la douceur de la pluie ruisseler le long de son corps.
Le colosse, impatient, se jeta sur Men-Néfert le prenant en traître. Sa lame traversa l’épaule droite du roi. Ce dernier recula aussitôt pour priver son adversaire de son épée.
-On dirait que tu n’as aucun réflexe, mon frère. Tu bouges une fois qu’on t’a touché!
Men-Néfert serra les dents. Seth-Nakht se battait à l’instinct, lire dans ses pensées était impossible.
-Rend-moi mon épée maintenant! ordonna Seth-Nakht d’un air amusé.
Pharaon jeta loin derrière lui sa lame et sorti de son épaule celle du colosse.
-Un aveugle contre un géant désarmé me semble plus équitable.
-Cela ne faisait pas partie de notre accord!
Seth-Nakht demanda une arme à ses hommes. Ces derniers firent mine de ne pas l’entendre.
-On dirait que même tes hommes te renient... ricana Pharaon. Vient te battre maintenant!
Le géant fonça sur l’aveugle et au dernier moment l’esquiva pour le frapper d’un coup de poignet dans la gorge. Men-Néfert tomba au sol, laissant sa lame à son agresseur.
Le sang entrait dans ses poumons, pour le roi ce combat était terminé; ne suivrait qu’une douloureuse agonie.
Le colosse, sadique, prit son temps pour faire souffrir son frère. Les cicatrices de ce dernier attirèrent son regard; il sourit puis planta son arme dans la cuisse droite et le ventre du jeune roi.
Ce denier hurla avec le peu de force qui lui restait, crachant son hémoglobine par grande quantité.
-Adieu Men-Néfert.
Tenant le manche à deux mains, la pointe en direction du visage de son ancien ami, le colosse s’apprêtait à lui transpercer la tête, lorsque, soudain, le Balafré supplia:
-Accorde-moi une mort digne.
Le colosse déplaça sa lame vers le cœur de l’homme au sol. Il leva rapidement son épée pour prendre de l’élan, puis aussi rapide que l’éclair, la jeta sur Men-Néfert. Fermant les yeux pour ne pas être éclaboussé par le sang du vaincu, Seth-Nakht fut surpris de n’entendre aucun gémissement.
Il ouvrit à nouveau les yeux et découvrit la pointe enfoncée dans le corps de Men-Néfert, juste à côté du cœur; ce dernier avait déplacé la trajectoire de l’arme à l’aide des paumes de ses mains.
Cette partie du corps était un des rares endroits non-mortel. Ce savoir, originaire de la connaissance d’Emmanaas, lui avait sauvé la vie.
Le géant, estomaqué, lâcha son arme et recula de trois pas.
-Ce n’est... Ce n’est pas possible!
Le roi se leva péniblement, le sang coulait à flot de son épaule, de sa poitrine, de sa cuisse et de ses mains. La pluie contribuait à recouvrir son corps entier de sang. Se tenant le biceps, comme pour le soulager du poids de l’arme, il s’affichait tel un dieu vivant.
-Croyais-tu pouvoir vaincre l’incarnation d’Horus?
Un cri de guerre sortit des poumons de l’aveugle puis il se précipita sur le colosse. Pétrifié, ce dernier semblait ne plus pouvoir contrôler son corps.
Rapide comme un félin, le Balafré surprit Seth-Nakht et le transperça une première fois en plein cœur.
- Ça c’est pour Werba.
Puis replanta sa lame entre les deux yeux de son adversaire.
- Ça c’est pour le viol de ma femme par Cefope.
Le colosse s’effondra la tête en première.
Le visage noyé dans la boue, il ne put murmurer que ces dernières paroles:
-Mon... Mon Maître... se... se vengera.
Les nuages se dissipèrent et le soleil apparut brusquement.
Pharaon jeta son arme à côté de lui.
-Cela m’étonnerait... Ton Maître t’a abandonné, mon frère. Mon mauvais frère.
Men-Néfert s’effondra à son tour, à côté de son ami d’enfance, les yeux grands ouverts contemplant le ciel devenu bleu.

 

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